Boekhout van Solinge,
Tim (1996), Estimation du nombre de toxicomanes en France. In: Boekhout
van Solinge, Tim (1996), L'héroïne, la cocaïne et
le crack en France. Trafic, usage et politique. Amsterdam, CEDRO Centrum
voor Drugsonderzoek, Universiteit van Amsterdam. pp. 277-282.
© Copyright 1996 Tim Boekhout
van Solinge. All rights reserved.
L'héroïne, la cocaïne et le crack en France
Estimation du nombre de toxicomanes en France
Tim Boekhout van Solinge
La présente annexe étudie de plus près l'estimation du nombre de toxicomanes en France. Etant donné l'importance généralement accordée aux chiffres de prévalence -chiffres qui, extraits de leur contexte, risquent d'être mal interprétés -il est bon de préciser à quelle population cette estimation s'applique, et comment on est arrivé à ces chiffres. Comme on le verra, la marge d'erreur concernant ces chiffres est élevée car il s'agit seulement d'estimations grossières basées sur des présomptions, qui sont elles aussi sujettes à une certaine marge d'erreur.
Manque de données
Différents chiffres circulent en France en ce qui concerne le nombre de toxicomanes. Ce chiffre dépend notamment de ce qu'on entend par "toxicomane". En effet, la différence entre l'usager de drogue et le toxicomane n'est pas toujours établie; de plus, le type de drogue n'est pas toujours précisé, sans parler de la fréquence d'utilisation. Le statisticien René Padieu remarque que les estimations du nombre de toxicomanes ou d'usagers de drogue varient entre dix mille et quelques millions. Padieu affirme d'ailleurs qu'on l'ignore tout simplement.[278]
Cette profonde incertitude en ce qui concerne le nombre de toxicomanes est en partie imputable à la législation. En effet, la législation française sur les stupéfiants (la loi du 31 décembre 1970) garantit l'anonymat des personnes qui ont recours aux services d'aide aux toxicomanes. Il est donc impossible d'enregistrer, comme cela se fait aux Pays-Bas, les toxicomanes qui se présentent devant ces services (sous forme d'un système informatisé, par exemple).
La seconde explication du manque de données est que la toxicomanie n'est pas prioritaire au sein de la santé publique, comme il ressort des rares études épidémiologiques réalisées dans ce domaine.
Comme nous l'avons souligné plus haut, les estimations du nombre de toxicomanes varient entre quelques dizaines de mille et plusieurs millions. Les estimations qui tournent autour de quelques milliers de toxicomanes proviennent presque toujours des services de police, ou du service dont ils ressortent, le ministère de l'Intérieur. Michel Bouchet, chef de la brigade parisienne des stupéfiants a récemment affirmé au cours d'une émission télévisé que le nombre d'usagers de stupéfiants en France était de 52.000.[279] En fait, ce chiffre concerne le nombre d'usagers de drogue interpellés en 1994, à savoir 52.518. Les estimations selon lesquelles le nombre d'usagers de drogue ou de toxicomanes atteindrait quelques millions sont basées -abusivement- sur un sondage de la SOFRES. Selon ce sondage, le nombre d'usagers de cannabis en France s'élèverait à 4,7 millions. Il s'agit uniquement ici d'une prévalence à vie de la tranche d'âge des 12 à 44 ans. Par ailleurs, ce sondage a été réalisé à une échelle trop réduite (N = 1.167) pour permettre de donner trop de poids aux résultats de l'enquête; en tout cas moins de valeur qu'on ne lui accorde généralement, notamment dans les médias.
On ne répétera jamais assez que la France ne dispose pratiquement pas de données de prévalence fiables en ce qui concerne l'usage de drogue. La plupart des chiffres disponibles reposent sur des enquêtes réalisées à une échelle trop réduite pour qu'on puisse leur accorder une valeur scientifique. Les écarts importants qui apparaissent entre les chiffres tirés des différentes enquêtes traduisent d'ailleurs leur manque de fiabilité.[280]
Il existe certes quelques études qui ont été réalisées sur un échantillon suffisamment large pour justifier de telles déclarations; elles ont toutefois l'inconvénient de ne (presque) pas faire la distinction entre les types de drogues ou de ne (presque) rien dire de leur fréquence d'utilisation.[281] En France, on ne trouve pas non plus de chiffres concernant la prévalence à vie, la prévalence au cours de la dernière année, et la prévalence au cours du dernier mois pour un usage de drogue précis.
Les chiffres de prévalence sont volontiers utilisés par les hommes politiques pour démontrer la réussite ou l'échec d'une politique particulière. C'est pourquoi on demande parfois aux statisticiens de présenter certains chiffres, alors qu'ils ne disposent pas de sources fiables pour arriver à une telle évaluation. Cela arrive par exemple en France (et pas seulement dans ce pays).
Estimations officielles du nombre de toxicomanes
Si l'on prend les estimations du nombre de toxicomanes avancées sur le plan officiel, on remarque qu'il est généralement question de deux estimations. La première se situe entre 150.000 et 300.000 usagers, la seconde plus récente en date (1995) est de l'ordre de 160.000.
Le chiffre de 150.000 à 300.000 s'applique aux usagers de drogue ("tous produits"), c'est-à-dire aux personnes qui détournent les produits licites de leur usage, ou à celles qui ont régulièrement consommé des produits illicites au cours des derniers mois.[282] La nicotine et l'alcool ne sont cependant pas pris en compte. La Délégation générale à la lutte contre la drogue et la toxicomanie (DGLDT), l'organisation interminstérielle chargée de coordonner la politique en matière de drogue, a longtemps maintenu ces estimations.
Les estimations plus récentes, soit 160.000 usagers, concernent uniquement les héroïnomanes, en ajoutant toutefois qu'il s'agit d'une estimation minimisante du nombre d'héroïnomanes qui ont eu recours au dispositif de soins.[283]
Les deux estimations reposent sur les chiffres des établissements des soins et non pas sur des études de population. L'enquête annuelle du "Service des statistiques, des études et des systèmes d'information" (SESI), du ministère des Affaires sociales a servi de source à ces deux estimations. Ce service mène chaque année au mois de novembre une enquête auprès des visiteurs de trois types d'institutions : les centres spécialisés, les hôpitaux et les centres sociaux non spécialisés. On parle souvent d'"enquête de novembre" du fait qu'elle est réalisée au cours de ce mois. Faute de mieux, l'enquête de novembre du SESI constitue la principale source d'information dont la France dispose en ce qui concerne les toxicomanes. Le chiffre de 150.000 à 300.000 repose sur les données du SESI de 1990, celui de 160.000 sur les données de 1993.
Etant donné que la législation française sur les stupéfiants (la loi du 31 décembre 1970) garantit l'anonymat des personnes qui ont recours aux services d'aide aux toxicomanes, il est impossible d'enregistrer ceux qui s'y présentent. On ignore donc qui se présente dans ces services et quelle est la durée des contacts.
Une autre limite du système est que les institutions de soins n'enregistrent pas le nombre annuel de demandes d'assistance. Du moins, parmi les trois types d'institutions sus-mentionnés, seuls les centres spécialisés le font; ce n'est pas le cas des hôpitaux et des centres sociaux non spécialisés.
En fait, on connaît seulement le nombre exact de demandes d'aide auprès des institutions en question pour le mois de novembre, puisque c'est en novembre que le SESI mène son enquête.
En résumé, on peut donc dire que les trois institutions disposent de données concernant le mois de novembre, et que (seuls) les centres spécialisés disposent également de données concernant toute l'année. Le nombre total de demandes d'aide liées à la toxicomanie dans ces (trois) institutions reste donc inconnu. On peut toutefois estimer ce nombre en étudiant le nombre de demandes d'aide notées dans l'année par les centres spécialisés. (Une fois de plus, seuls les centres spécialisés disposent de chiffres sur une base annuelle.) Le facteur ainsi obtenu pourra être répercuté sur le nombre de demandes au mois de novembre, de façon à arriver à une estimation du nombre de demandes d'aide liées à la toxicomanie (dans les trois institutions) sur une base annuelle.
Les données du SESI fournissent certaines informations concernant ls personnes qui ont recours à ces trois structures de soins, ce qui ne signifie donc pas, comme le SESI le fait observer, qu'elles peuvent donner lieu à une estimation de la prévalence. L'enquête du SESI ne couvre en effet pas tous les toxicomanes et ne tient pas compte de certaines données, notamment celles des centres de soins proposant des séjours de longue (moyenne) durée, des cliniques générales et des généralistes.[284] Simultanément, le SESI fait observer que certains toxicomanes n'ont aucun contact avec les structures de soins. Selon le SESI, ils sont marginalisés et maîtrisent plus ou moins leur toxicomanie, ou ils sont totalement intégrés socialement.[285]
Il est difficile toutefois de déterminer quelle frange des toxicomanes sont en contact avec les structures de soins. Selon le rapport annuel (1994) de la DGLDT, un toxicomane sur deux échappe à ces structures.[286] Le Ministère français des affaires sociales reconnaît lui-même que 50% à peine des toxicomanes font appel aux soins, et ajoute que ce sont notamment les plus marginaux d'entre eux qui échappent aux soins.[287]
Une estimation sur base de la théorie des populations stationnaires
Sur base des données de l'enquête de novembre du SESI, on peut procéder à une estimation du nombre de toxicomanes. Comme on l'a déjà indiqué, il existe deux estimations: 150.000-300.000 toxicomanes et 160.000 héroïnomanes. Ces deux estimations sont dues au statisticien Jean-Michel Costes, qui travaillait autrefois pour le Ministère des affaires sociales, et collabore aujourd'hui avec l'Observatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT).
Costes arrive à ces estimations en s'appuyant sur la théorie des populations stationnaires, empruntée à la démographie. Selon cette théorie démographique, la population (stationnaire) présente les caractéristiques suivantes : la population connaît un nombre constant (stationnaire), le nombre de naissances et de décès se compensant mutuellement. Pour obtenir la population totale, il suffit de prendre le produit du nombre de naissances annuelles et de l'espérance moyenne de vie.
Si l'on applique cette théorie à la population de toxicomanes, par afflux annuel, en ce compris les gens qui, pour une année déterminée, se présentent pour la première fois dans un organisme de soins; l''espérance de vie' quant à elle devient la durée moyenne de la toxicomanie. Le tableau ci-après explique quelles assomptions ont pu donner lieu à une estimation de 150.000 à 300.000 toxicomanes.
Flux d'entrée annuel | Durée moyenne de la toxicomanie | |
---|---|---|
8 ans | 11 ans | |
19.300 | 154.400 | 212.300 |
26.600 | 188.800 | 292.600 |
Source : Costes (1992)
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Le tableau révèle que l'estimation du nombre de toxicomanes considérée dépend en première instance de deux variables: l'afflux annuel de toxicomanes, c'est-à-dire le nombre de toxicomanes qui, chaque année, se présentent pour la première fois dans un organisme de soins, et la durée moyenne de la toxicomanie. Le nombre de toxicomanes est en fait le produit de ces deux variables.
Le tableau indique deux chiffres pour l'afflux annuel, 19.300 et 26.600. Ces chiffres sont hypothétiques, car imprécis. Comme indiqué plus haut, le nombre annuel de demandes d'aide auprès des centres de soins n'est pas connu, ce qui signifie bien entendu que l'on ignore également le nombre de personnes se présentant pour la première fois dans un organisme de soins. Ces chiffres sont toutefois disponibles pour les institutions spécialisées. L'écart entre les chiffres, 19.300 ou 26.600, s'explique par la diversité des assomptions considérées et la façon dont les chiffres fournis par les centres spécialisés sont extrapolés aux trois structures de soins.
Le calcul se base sur différentes assomptions, les chiffres du mois de novembre étant extrapolés -de façon quelque peu discutable- aux chiffres annuels, ce qui accroît considérablement la marge d'insécurité. On peut également soulever quelques doutes concernant la durée de la toxicomanie, supposée varier entre 8 et 11 ans. Il serait fastidieux de nous pencher ici sur les diverses parties de l'estimation, d'autant plus que celle-ci est quelque peu dépassée et que la définition des toxicomanes n'était pas des plus claires. Il vaut donc mieux étudier d'un peu plus près l'estimation, plus récente, de 160.000 héroïnomanes.
L'estimation de 160.000 héroïnomanes
Dans une étude statistique récente, Jean-Michel Costes tente d'estimer le nombre de toxicomanes.[288] Il fait observer qu'il s'agit ici d'une estimation minimale du nombre d'héroïnomanes ayant eu recours aux structures de soins. Par héroïnomanes, il faut comprendre ici : les personnes ayant consommé, durant les derniers mois, de l'héroïne (à titre de drogue primaire) de façon prolongée et régulière.[289] Tout comme pour l'estimation précédente, par prestation de soins, l'auteur entend les trois structures susmentionnées, couvertes par l'enquête de novembre du SESI : centres spécialisés, hôpitaux et centres sociaux non spécialisés.
Nous avons déjà signalé qu'il existait d'autres structures de soins (dont les données ne sont donc pas considérées ici) et que tous les toxicomanes -on ignore dans quelle proportion- ne se soumettaient pas aux soins. L'estimation du nombre d'héroïnomanes présentée ici constitue donc un sous-groupe du nombre total de consommateurs d'héroïne et d'héroïnomanes.
Ici aussi, l'estimation fait appel à la théorie des populations stationnaires. La population totale de toxicomanes devient donc : l'afflux annuel d'héroïnomanes (qui se présentent pour la première fois dans un organisme de soins), multiplié par la moyenne.
Le nombre d'héroïnomanes se présentant pour la première fois, au cours d'une année donnée, dans un organisme de soins, est estimé à 20.000, la durée moyenne de la toxicomanie étant estimée pour sa part à 8 ans. Le nombre d'héroïnomanes devrait `donc' atteindre au moins 160.000 personnes.
Les deux assomptions sur lesquelles se base cette estimation présentent toutes deux une certaine marge d'insécurité.
La durée moyenne de la toxicomanie, évaluée à 8 ans, se base sur une (seule) étude, datant de 1991-92, menée par l'Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale (INSERM).[290] Si l'on excepte cette étude, une durée moyenne de huit ans semble naturellement fort peu probable.
Le chiffre de 20.000 héroïnomanes se présentant annuellement pour la première fois dans un organisme de soins soulève également quelques doutes. Ce chiffre n'est en effet pas connu, et pour l'obtenir, il a fallu se baser sur diverses assomptions et extrapoler les chiffres du mois de novembre aux chiffres annuels.
Les chiffres de l'enquête de novembre 1993 révèlent que cette année-là, 9.000 héroïnomanes ont eu recours aux trois structures de soins. Pour 3.800 d'entre eux, il s'agissait d'une première. On ignore toutefois combien d'héroïnomanes se sont soumis aux soins pour l'ensemble de l'année 1993. Comme nous l'avons déjà expliqué, parmi les trois structures de soins dont les données sont utilisées ici, seuls les centres spécialisés conservent le nombre de demandes d'aide annuelles. Il est donc possible d'étudier, pour ces centres spécialisés, le rapport entre le nombre de demandes d'aide de novembre et celui de l'ensemble de l'année. (Une fois encore, cette comparaison n'est possible que dans les centres spécialisés, les hôpitaux et les centres sociaux non spécialisés ne possédant que les données de novembre).
Il apparaît qu'en 1993, 9.500 héroïnomanes ont eu recours pour la première fois aux structures de soins et qu'en novembre, ils étaient 1.800, soit un facteur de 5,3. Cela signifie donc -et c'est pour le moins étonnant- que le nombre d'héroïnomanes s'étant présentés dans les centres de soins en 1993 était 5,3 fois plus élevé que le nombre signalé au mois de novembre. En d'autres termes, en novembre, un nombre d'héroïnomanes supérieur à la normale auraient fait appel aux structures de soins. (Bien sûr, l'arrivée de l'hiver pourrait expliquer en partie le phénomène).
Ensuite, le facteur 5,3 est élargi à l'ensemble des trois structures de soins. Le nombre d'héroïnomanes s'étant soumis aux soins en novembre 1993 est donc multiplié par 5,3, ce qui permet d'estimer le nombre total pour 1993. Etant donné qu'en novembre 1993, ils étaient 3.800, on en arrive à (3.800 x 5,3) 20.000.
Les deux assomptions selon lesquelles les héroïnomanes se chiffrent à 160.000 personnes sont donc sujettes à caution. Cela signifie qu'au moins 160.000 héroïnomanes se sont soumis aux soins, ce à quoi Costes ajoute que la marge d'insécurité, impossible à calculer avec précision, est importante. La seule certitude dont nous disposions, c'est que les héroïnomanes se chiffrent à 160.000 individus au moins. En d'autres termes, il s'agit là d'une estimation minimale.
Vu la nature de la publication dans laquelle figure l'estimation de Costes -la première étude statistique d'ensemble sur les drogues et la toxicomanie menée par les instances gouvernementales concernées- il est probable que, en tout cas provisoirement, cette estimation fera figure de norme 'officielle'.