Boekhout van Solinge, Tim (1996), L'héroïne, la cocaïne et le crack en France. Trafic, usage et politique. Amsterdam, CEDRO Centrum voor Drugsonderzoek, Universiteit van Amsterdam.
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L'héroïne, la cocaïne et le crack en France

Trafic, usage et politique

Tim Boekhout van Solinge

Sommaire

Introduction

Tome I: Le marche de l'offre et de la demande

1  L'offre d'héroïne

2  La demande d'héroïne : les usagers

3  L'offre de cocaïne et de crack

4  La demande de cocaïne et de crack : les usagers

Tome II: La politique

5  La loi de 1970 : répression et soins

6  Le modèle français de traitement de la toxicomanie

7 La politique de soins des années quatre-vingt-dix

Conclusions et résumé

Annexe : Estimation du nombre de toxicomanes en France

Personnes consultées

Bibliographie

Notes


Introduction

Le rapport de la commission Henrion a été publié au printemps 1995. Cette commission, présidée par le professeur de médecine Roger Henrion, s'était penchée pendant presque une année sur le problème de la drogue en France. La commission avait été désignée par Simone Veil, alors ministre des Affaires sociales, de la Santé et de la Ville. Elle avait chargé Roger Henrion d'analyser les différents aspects de la politique en matière de drogue, au niveau à la fois de la répression, de la médecine et de la santé publique. La question du ministre, formulée de façon plus précise, était de savoir si la politique française en matière de drogue, dont l'objectif était d'atteindre un équilibre entre la santé publique et la prévention d'une part ainsi que la répression du trafic et de l'usage de drogue d'autre part, offrait, 23 ans après l'entrée en vigueur de la législation sur les stupéfiants (la loi de 1970), une réponse adéquate aux problèmes posés.

Le rapport de la commission Henrion parut en mars 1995 sous le titre : "Rapport de la commission de réflexion sur la drogue et la toxicomanie". Une des premières remarques du rapport était que le débat mené en France sur le problème de la drogue avait souvent une teinte idéologique et qu'il ne tenait pas compte des faits et des données scientifiques. Les hommes politiques non plus, indique le rapport, ne sont pas entièrement exempts "d'indifférence" vis-à-vis de la réalité.

La commission Henrion se heurta très vite au manque d'outils permettant d'évaluer la politique appliquée. C'est là que réside d'emblée le handicap de ce rapport; il existe peu de données fiables sur le sujet, ce qui implique que toute déclaration comporte en principe une marge d'erreur.

Le manque de données fiables sur l'usage de drogue résulte notamment du fait que son usage est réprimé en France. Les cas où la police guette et interpelle les toxicomanes à la sortie des centres des soins, en constituent un exemple tragique. On peut vraisemblablement dire que plus une chose est prohibée et réprimée, plus la marge d'erreur est grande. La législation française en matière de stupéfiants, la loi de 1970, garantit aux usagers l'anonymat vis-à-vis des soins. Les usagers de drogue et les toxicomanes ne sont pas enregistrés, ce qui, aussi positif que cela puisse être, empêche d'arriver à des chiffres précis quant à la population de toxicomanes et à leur suivi.

En France, le débat sur la politique en matière de drogue n'a véritablement été entamé que depuis l'extension du problème du sida à une échelle plutôt grave. Le pays a été confronté aux répercussions d'une politique répressive, puisque la France compte le plus de malades du sida de l'Union européenne, cas dont la majorité est liée à l'usage de drogue par voie intraveineuse. Une partie des toxicomanes s'avérait être contaminée par le VIH, dont l'ampleur était telle qu'il représentait une menace pour la santé publique. La contamination des femmes non-toxicomanes par des hommes toxicomanes - la majorité des toxicomanes est en effet du sexe masculin- a d'ailleurs été qualifiée de cheval de Troie par Henrion.

Certains y voient la confirmation de leur présomption selon laquelle la France ne dispose pas en fait d'une véritable politique de santé publique.[1] On peut en tout cas affirmer que la politique française face à la drogue est plus curative que préventive. Depuis que l'épidémie de sida et de VIH parmi les toxicomanes a été reconnue, la France a été forcée d'ajouter quelques mesures de prévention à sa politique répressive.

Ce rapport est consacré à l'héroïne, à la cocaïne et au crack en France, les plus connues des drogues dites dures. Cet ouvrage peut être considéré comme un complément du rapport 'Le cannabis en France', paru en juillet 1995.[2]

Le présent rapport consacre nettement plus d'attention à l'héroïne qu'à la cocaïne et au crack, ceci pour deux raisons. La principale raison en est que le problème de la toxicomanie concerne surtout l'héroïne. S'il est vrai que la majorité des héroïnomanes consomment aujourd'hui d'autres produits tels que l'alcool, les benzodiazépines et la cocaïne, l'héroïne reste toutefois le principal élément de leur polyconsommation.

La seconde raison pour laquelle la cocaïne et le crack retiennent moins l'attention est d'origine pratique. On en sait beaucoup moins sur cette catégorie d'usagers que sur les héroïnomanes. Comme on le sait, la consommation de cocaïne a souvent un caractère récréatif et ses usagers font rarement appel aux services d'aide. Du fait que les cocaïnomanes sont moins marginalisés que les héroïnomanes, ils sont plus rarement en contact avec la police et la Justice. Ces deux secteurs, àsavoir les soins et la police/Justice constituent généralement de précieuses sources d'information sur les usagers.[3]

Ce rapport étudiera néanmoins le problème du crack. Le phénomène des usagers problématiques de crack est relativement nouveau en Europe. La consommation de ce dérivé de la cocaïne est en hausse en France depuis la fin des années quatre-vingt, en particulier à Paris. Contrairement aux cocaïnomanes, les usagers -problématiques- de crack occupent souvent une position marginalisée. Du moins si l'on tient compte des cas les plus apparents, car certains cocaïnomanes essaient parfois la variante du crack à fumer. L'usage du crack étant dans l'ensemble un phénomène assez récent, qui de plus concerne un nombre relativement réduit d'individus, on manque encore de données à ce sujet.

Le présent rapport comprend deux volets. Le premier volet est consacré à un aperçu du "marché". Quatre chapitres traitent successivement de l'offre et de la demande en matière d'héroïne et de cocaïne. On entend par "offre" le trafic, tandis que les chapitres consacrés à l'aspect "demande" rassemblent les données disponibles sur les usagers. Le second volet traitera de la politique en matière de drogue. Les trois chapitres du tome en question passeront successivement en revue : la politique officielle en cours (la législation), le "système" français d'aide aux toxicomanes et la nouvelle politique des années quatre-vingt-dix, axée sur la réduction des risques ("harm reduction").

Différentes sources d'information ont été consultées pour ce rapport, qui a un caractère plus sociologique que le rapport précédent sur le cannabis, du fait qu'une partie des données résulte de nos propres observations. A cet effet, nous avons effectué différentes visites à des quartiers et aux banlieues de Paris et de Lille. Notre travail sur le terrain concernait en particulier les quartiers confrontés au problème de la toxicomanie. Plusieurs entretiens ont également été menés avec des usagers de drogue et des toxicomanes, aussi bien dans les centres de soins que "dans la rue". Ce travail a été complété par les méthodes d'étude habituelles : consultation de la littérature disponible, interviews, etc.