Boekhout van Solinge, Tim (1996), La demande de cocaïne et de crack : les usagers. In: Boekhout van Solinge, Tim (1996), L'héroïne, la cocaïne et le crack en France. Trafic, usage et politique. Amsterdam, CEDRO Centrum voor Drugsonderzoek, Universiteit van Amsterdam. pp. 207-217.
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L'héroïne, la cocaïne et le crack en France

4  La demande de cocaïne et de crack : les usagers

Tim Boekhout van Solinge

4.1  Introduction

Dans leur aperçu statistique sur les drogues et la toxicomanie en France, Carpentier & Costes remarquent que la consommation de cocaïne - comme principale drogue- est sous-estimée et mal connue. Ils ajoutent que certains cocaïnomanes semblent être bien intégrés sur le plan social et qu'ils ont peu de problèmes de santé. La consommation de crack est toutefois "en pleine expansion".131

Il convient tout d'abord de souligner qu'on manque d'information sur les usagers de cocaïne et de crack en France. On peut donc se demander si les sources disponibles suffissent pour exprimer un jugement en ce qui concerne la situation en France.

Comme nous l'avons remarqué dans la conclusion du précédent chapitre, la majorité des données concernant le crack en France proviennent d'un milieu toxicomaniaque marginalisé. Etant donné le manque presque total d'information sur les autres catégories d'usagers, les données que nous présentons ici risquent d'être mal interprétées, une fois extraites de leur contexte. Le présent chapitre ne prétend donc pas expliquer en quoi consiste précisément la consommation de cocaïne et de crack en France, mais seulement à inventorier les connaissances disponibles dans ce domaine, sans vérifier toutefois la fiabilité des sources consultées.

Ce chapitre sera tout d'abord consacré aux cocaïnomanes. Compte tenu du manque d'information dont nous disposons à ce sujet, il s'agit d'un tableau sommaire. Tout comme au chapitre précédent, l'accent portera moins sur les cocaïnomanes que sur les usagers de crack, le principal objectif du rapport étant d'étudier le problème de la toxicomanie. Or, comme on l'a vu plus haut, l'usage problématique concerne plus le crack que la cocaïne. Un phénomène nouveau est apparu dans la capitale : certains héroïnomanes "passent" au crack dans certains cas. Nous consacrerons une attention plus soutenue à ce problème, en raison de sa nouveauté. Nous avancerons également plusieurs hypothèses pouvant expliquer ce phénomène.

4.1  Les usagers de cocaïne

La cocaïne est vraisemblablement un des drogues les plus mal connues en Europe. Pour ce qui est de certaines drogues, on connaît plus ou moins les usagers. Dans le cas du cannabis, on sait par exemple que les usagers sont en majorité des jeunes, et que leur nombre diminue avec l'âge. Grosso modo, on connaît également la population d'héroïnomanes, en ce qui concerne les usagers permanents. En effet, les services d'aide entretiennent des contacts avec une partie des toxicomanes, même si on ignore quelle est la proportion exacte d'usagers pris en charge, ce qui dépend notamment du type d'assistance ("à bas seuil" ou non, etc.). Pour ce qui est des héroïnomanes connus des services d'aide, on sait en tout cas qu'ils sont relativement âgés et que la moyenne d'âge ne cesse d'augmenter, ce qui indiquerait qu'il y a peu de jeunes usagers. On sait également qu'à côté des usagers permanents, il existe des usagers occasionnels, dont des cocaïnomanes qui prennent parfois de l'héroïne.

Les informations sont plus rares en ce qui concerne les cocaïnomanes. En effet, ni la police, ni la Justice, ni les services d'aide n'ont de contacts fréquents avec les cocaïnomanes. Cela tient principalement au fait que les cocaïnomanes ne sont généralement pas marginalisés. Ils n'ont pas besoin de voler pour s'acheter leur drogue et savent manifestement réguler leur consommation, de sorte qu'ils n'ont pas recours aux services d'aide.

Depuis les années soixante-dix, la cocaïne est qualifiée de drogue des classes supérieures ou drogue de société. Certains milieux comme la bourse, les médias, la mode, le journalisme, la musique (pop) et la politique, seraient relativement "gros" consommateurs de cocaïne. On ne dispose toutefois d'aucune donnée sur cette catégorie d'usagers.

Une grande partie des connaissances en matière de cocaïnomanie repose sur des études menées auprès de certaines populations d'usagers. On a par exemple étudié les cocaïnomanes qui ont eu recours aux services d'aide, les usagers qui étaient en contact avec la Justice, ceux qui résidaient dans certains quartiers du centre-ville, dont certaines villes d'Amérique.[132] Le problème avec ce genre d'études est qu'elles concernent des catégories spécifiques, de sorte que l'image qui en ressort ne s'applique pas toujours à l'ensemble des usagers. Des études épidémiologiques ont, en effet, montré que seule une minorité de cocaïnomanes était en contact avec les services d'aide ou la Justice.

Différentes études menées suivant la méthode de "boule de neige" offrent un tableau bien plus nuancé des cocaïnomanes. Un aperçu fiable de la situation est présenté dans le numéro spécial d'Addiction Research de 1994.133 Dans ce recueil, plusieurs études soulignent que la majorité des usagers savent réguler (eux-mêmes) leur consommation.

La France n'a réalisé quasiment aucune étude de ce genre sur la cocaïnomanie. Une des rares dans ce domaine est celle que l'Institut de recherche en épidémiologie de la pharmacodépendance (IREP) a menée suivant la méthode de la tache d'huile auprès des usagers de cocaïne à Paris.[134]

L'IREP remarque que la catégorie d'usagers étudiée diffère nettement de l'aperçu des cocaïnomanes basé sur les données des hôpitaux et des prisons. Les individus décrits par l'IREP ont en général des conditions de vie relativement confortables. Ils ont peu de problèmes de santé et souffrent moins de maladies infectieuses telles que le VIH ou l'hépatite. La grande majorité d'entre eux (80%) n'a jamais été en prison. La catégorie de cocaïnomanes décrite se distingue en plusieurs points des autres "consommateurs de drogues". En effet, ces cocaïnomanes sont surtout originaires des classes supérieures de la société, ils ont une formation supérieure, occupent des postes plus élevés et sont souvent propriétaires d'un logement.

A partir de ces résultats, l'IREP affirme que la majorité des cocaïnomanes n'ont pas recours aux services d'aide et qu'ils ne sont pas connus de la police. Il est donc difficile de préciser les tendances en matière de consommation, puisque ce sont surtout les services d'aide et la police qui constituent les sources traditionnelles d'information.[135]

Les chercheurs de l'IREP ajoutent que la consommation de cocaïne parmi les autres toxicomanes (dont les héroïnomanes) est, en outre, sous-estimée. Il y a une raison méthodologique à cela : si on ne leur pose pas de question sur leur consommation de cocaïne, on n'en saura rien. L'accent est généralement mis sur l'héroïne, de sorte que la consommation de cocaïne peut être sous-estimée. Différentes études menées par l'IREP montrent en effet qu'une grande partie des toxicomanes (dont les héroïnomanes) prend aussi de la cocaïne.[136] L'IREP part du principe que la consommation de cocaïne chez les toxicomanes a connu une nette augmentation depuis 1980, tendance qui s'est poursuivie pendant toute la décennie. L'IREP attribue cette évolution à différents facteurs.

Cela ressort tout d'abord des données collectées auprès des toxicomanes (dont les héroïnomanes), auxquels on a demandé en quelle année ils ont commencé à consommer de la cocaïne, la réponse étant généralement après 1980. C'était le cas de 70% des usagers. D'autre part, la cocaïne est apparue au sein de réseaux autrefois réservés à l'héroïne et, à échelle plus réduite, au cannabis. Le "mélange" des réseaux d'héroïne et de cocaïne, souligne l'IREP, est lié à un troisième facteur, à savoir le développement net de la consommation de cocaïne parmi les catégories défavorisées. C'est surtout dans ces catégories défavorisées (marginalisées) que la consommation de crack est la plus répandue.[137]

4.3  Les usagers de crack

L'émergence du crack

Dans le chapitre précédent consacré à l'offre en matière de crack et de cocaïne, on a pu lire que le crack était apparu à la fin des années quatre-vingt sur le marché français, en particulier dans la région parisienne.

Le manque de connaissances vis-à-vis de ce produit a contribué au départ au développement de la consommation. A l'origine, c'est-à-dire dans les années quatre-vingt, on ne parlait, en effet, pas de crack en France mais de "caillou".[138] La rumeur voulait que les cailloux n'aient rien à voir avec les "rocks" de crack américain. Différents articles publiés dans la presse au sujet de ce phénomène n'ont fait que renforcer cette rumeur.[139] Une traduction erronée ou une mauvaise interprétation d'un document édité par la D.E.A. américaine serait à l'origine de ce "malentendu".[140]

Le fait qu'on pensait avoir affaire à autre chose qu'à du crack a renforcé au départ le développement de cette drogue. En effet, les usagers ne voulaient pas être associés au "crack américain" qui avait très mauvaise réputation.[141] La consommation de cailloux était considérée comme une pratique différente, moins nocive. Plus tard, on s'est rendu compte que le caillou et le crack étaient composés de la même substance. C'est seulement depuis 1992 qu'on sait que caillou et crack sont bien la même chose.

La consommation de crack s'est peu à peu propagée depuis la fin des années quatre-vingt, non seulement du point de vue géographique (en direction des autres départements) mais aussi parmi différentes catégories (ethniques).

La répartition géographique du crack ressort des interpellations réalisées par la police.[142] En 1993, la police avait recensé 226 usagers de crack dans 14 départements différents. L'année précédente, on comptait seulement 140 usagers dans 8 départements, alors que le nombre d'interpellations -selon les données de la police- s'était limité en 1991 à 54 interpellations d'usagers dans 4 départements.[143]

Le nombre d'interpellations d'usagers de crack ne prouve évidemment pas que la consommation de crack se soit encore aggravée. Cependant, d'autres sources d'information vont également dans ce sens. L'enquête de novembre 1992 du SESI fait état d'un nombre croissant de demandes d'aide liées à la cocaïne depuis 1988, avec une pointe entre 1991 et 1992. L'enquête de 1992 du SESI montre que le nombre de demandes d'aide liées à la cocaïne a augmenté de 58% pendant cette période. Le SESI est d'avis que cette hausse est indissociable de l'apparition du crack; ce n'est qu'un an plus tard, lors de l'enquête de 1993, que la distinction entre la cocaïne et le crack a été faite pour la première fois.[144]

François-Rodolphe Ingold et Mohammed Toussirt, chercheurs auprès de l'IREP, comptent parmi les rares familiers de l'émergence et de la propagation du crack àParis. Ingold et Toussirt distinguent différentes phases dans cette évolution.[145]

La première phase de la consommation de crack à Paris s'est déroulée de 1986 à 1989. Les usagers étaient presque tous des Antillais et ils fréquentaient le quartier des Halles. Ils employaient la technique de "freebase", c'est-à-dire qu'ils transformaient le chlorhydrate de cocaïne en cocaïne-base en y ajoutant de l'ammoniaque.

Pendant la seconde phase, la consommation de crack s'est propagée parmi les prostituées de Pigalle, à la frontière du 9ème et du 18ème arrondissement de Paris. La troisième phase a commencé dans les années 89/90. Le crack était vendu et consommé dans des squats du 18ème et du 19ème spécialisés dans ce trafic. Certains squats étaient situés dans les environs du métro Stalingrad. La fermeture de ces immeubles par la police représente le début de la quatrième phase.

Au cours de la quatrième phase, vers 1991, le trafic et la consommation de crack sont passés des squats à la rue. La station de métro Stalingrad est alors devenue le centre du trafic et de la consommation, implantés notamment dans le 19ème, à l'Est de Stalingrad. Ces deux activités ont continué à progresser à cet endroit en 1992 et 1993, en particulier la nuit. La scène toxicomaniaque de Stalingrad comptait alors plusieurs centaines de personnes qui s'installaient sur place ou passaient chaque jour. Comme le soulignent Ingold & Toussirt, plusieurs autres scènes secondaires sont également apparues, par exemple autour de la Place de la Nation, de Strasbourg-Saint-Denis et de Pigalle.

A la même époque, le phénomène a connu une progression en passant de la catégorie traditionnelle d'usagers, les Antillais, à d'autres groupes de consommateurs. Ces derniers étaient en majorité des héroïnomanes.

La cinquième phase et dernière phase de la consommation de crack à Paris résulte, tout comme la précédente, de l'intervention de la police. Les opérations de nettoyage lancées par la police autour de Stalingrad ont eu pour effet de chasser le trafic dans plusieurs autres directions. Stalingrad est resté un centre de crack, mais la scène est nettement moins voyante qu'autrefois. Par crainte de la police, les usagers et les dealers se cachent et essaiment vers les quartiers environnants du 18ème et du 19ème arrondissement.

Les usagers de crack

Il n'existe aucun chiffre précis en ce qui concerne le nombre d'usagers de crack àParis. On entend parfois dire que cette population compterait 1.000 personnes. L'IREP estime que le nombre réel d'usagers dépasse largement les 1.000 et qu'elle atteint vraisemblablement plusieurs milliers.[146] La Boutique, une structure d'accueil "à bas seuil", implantée dans le 19ème arrondissement, a accueilli pendant ses six premiers mois d'activité 450 toxicomanes, dont la moitié (53%) était des usagers de crack.[147] Nous répétons à cet égard que les chiffres mentionnés ici reposent sur les rares sources d'information, en plus particulièrement sur une seule source, celle d'Ingold & Toussirt. Etant donné que les usagers qu'ils décrivent constituent un groupe précis (cas marginalisés) et visible, il convient d'éviter de tomber dans le piège qui consisterait à généraliser les résultats obtenus par ces chercheurs.

Comme nous l'avons déjà souligné, les usagers de crack étaient à l'origine en majorité des Antillais, relayés plus tard par les Africains. Les Antillais et les Africains forment aujourd'hui encore l'essentiel de la population totale d'usagers, mais leur participation diminue peu à peu.[148] Cette évolution signifie que la consommation de crack est en train de se propager dans d'autres catégories, dont les Français -d'origine- et les Maghrébins.

Ingold & Toussirt soulignent également que la majorité des usagers est du sexe masculin. Les femmes qui prennent du crack se prostituent dans la plupart des cas. Ingold & Toussirt remarquent qu'un mois suffit pour qu'un usager qui expérimente avec du crack descende vers une dépendance totale avec tous les conséquences que cela implique, c'est-à-dire amaigrissement, pâleur, épuisement et état de confusion.

A côté de ce groupe très voyant et marginalisé d'usagers de crack qu'on retrouve généralement dans les quartiers réputés pour le trafic et la consommation de crack, il existe également une catégorie de "passants". Ce groupe, dont la présence dans la rue est plus discrète et moins visible, se compose d'usagers qui visitent ces endroits une ou deux fois par nuit.[149]

En général, les Antillais et les Africains qui prennent du crack ne sont pas d'anciens héroïnomanes. On dit souvent qu'ils préfèrent ne pas s'injecter la drogue par respect pour leur corps. Or, comme nous l'avons déjà indiqué, l'héroïne est presque toujours utilisée par voie intraveineuse en France. Les toxicomanes antillais et africains seraient donc plus attirés par des drogues à fumer.[150]

Ingold & Toussirt soulignent qu'il existe un petit groupe d'usagers de crack qui n'a jamais consommé de drogues illicites avant (sauf du cannabis). Ces usagers peuvent être très jeunes et âgés de 18 ans, ou moins. Au contraire, une autre partie des "nouveaux usagers" est plus âgée et il arrive qu'ils aient dépassé la quarantaine. Cela prouve que les consommateurs de crack n'ont pas toujours un "parcours toxicomaniaque" derrière eux.[151]

Par contre, les autres catégories d'usagers de crack ont déjà un passé d'héroïnomane. Depuis le début des années quatre-vingt-dix, la consommation de crack se propage en effet parmi les anciens héroïnomanes, qui se convertissent entièrement ou partiellement au crack. Chez certains, le rôle de "drogue principale" est repris par le crack et l'héroïne entre dans la consommation "additionnelle". L'héroïne sert alors de sédatif à l'usager de crack.

Dans son rapport annuel de 1994, l'OCRTIS souligne que l'usage de crack reste modeste par rapport à celui de cannabis, de cocaïne et d'héroïne, mais il demeure un phénomène en expansion depuis 1990. On peut lire dans ce rapport annuel que la consommation de crack était autrefois limitée à un milieu marginalisé, mais qu'elle se propage aujourd'hui parmi la population d'héroïnomanes, qui le prennent soit en complément, soit en substitut total, notamment dans les cités de la région parisienne.[152]

Les anciens héroïnomanes qui se sont convertis au crack sont en majorité des Français (autochtones) et des Maghrébins. On peut même affirmer que la majorité des usagers actuels de crack non-noirs prenaient autrefois de l'héroïne.[153] Le mode de consommation de l'héroïne étant presque toujours intraveineux, une pratique qui reste solidement ancrée, les anciens héroïnomanes s'injectent également le crack. La méthode la plus courante consiste à dissoudre le crack dans du jus de citron avant de se l'injecter. Une enquête réalisée auprès d'un échantillon de 55 prostituées qui prenaient, ou avaient pris du crack, a montré que presque un tiers (29%) consommait du crack par voie intraveineuse. En ce qui concerne l'origine des prostituées, on remarque qu'elles sont en majorité de nationalité française, mais qu'une grande partie d'entre elles est originaire des DOM-TOM.[154]

Malgré leurs similitudes et le fait que les scènes du crack et de l'héroïne se recouvrent parfois, la scène du crack décrite par Ingold & Toussirt se distingue par certains éléments spécifiques. Il convient de s'y arrêter un moment.

La scène du crack se déroule surtout la nuit. A Paris, le crack est sans aucun doute une "drogue de nuit". D'après Ingold & Toussirt, les effets stimulants et anxiolytiques produits par une consommation abusive de crack seraient incompatibles avec un usage diurne du produit. Autrement dit, le crack serait trop "speed" pour être consommé de jour. Les toxicomanes fument du crack toute la nuit, ou une partie d'entre elle, et partent dès l'aube à la recherche d'héroïne ou de médicaments pour arriver à dormir ou à travailler (c'est le cas des prostituées notamment).[155]

Un second aspect de la scène du crack est que cette drogue est étroitement liée à la marginalisation. Les usagers de crack problématiques qu'on rencontre à Paris sont en majorité des marginaux et des exclus. Bertrand Lebeau de Médecins du monde a souligné que plus les usagers sont désocialisés, plus la consommation de drogue est problématique et plus les individus sont prédisposés à prendre du crack.[156] Mohammed Toussirt, qui travaille aussi bien pour l'IREP que pour La Boutique, déclare que la consommation de crack à Paris est étroitement liée àl'exclusion. La progression du crack est surtout due à la misère sociale et à la pauvreté. En effet, une grande partie des nouveaux usagers de crack étaient déjà marginalisés avant d'essayer cette drogue. A preuve, le fait que même certains vieux clochards se sont mis à consommer du crack.[157]

La consommation de crack progresse également dans certains quartiers défavorisés, qui souffrent d'une accumulation de problèmes de toute sorte. Nous avons rappelé plus haut le rapport annuel de 1994 de l'OCRTIS qui soulignait la consommation croissante de crack dans les cités de la région parisienne. En France, on entend souvent dire que dès qu'une drogue comme le crack apparaît dans ce genre de quartiers (défavorisés), les conséquences peuvent être désastreuses.

Etant donné la relation entre le crack et l'exclusion, il peut sembler paradoxal que cette consommation soit aussi coûteuse. Comme nous l'avons indiqué au chapitre précédent, le crack n'est pas une drogue chère en elle-même, mais sa consommation revient nettement plus cher dans la pratique car exige des prises plus fréquentes que la cocaïne et l'héroïne. Ainsi, Ingold & Toussirt estiment qu'un usager de crack peut dépenser entre 3.000 et 5.0000 francs en une seule nuit, soit l'équivalent de plusieurs grammes de cocaïne.[158] En conséquence, la prostitution est l'une des rares sources de revenu qui peut permettre de financer une telle consommation.

4.4  Le passage de l'héroïne au crack

Comme nous l'avons déjà remarqué, on voit en France -encore une fois, surtout à Paris- que certains héroïnomanes franchissent plus au moins le pas vers le crack. On constate même cette évolution chez les toxicomanes qui consomment de l'héroïne depuis longtemps.

Ce phénomène a bénéficié d'une attention toute particulière lors des travaux sur le terrain et des nombreux entretiens menés avec les usagers d'héroïne et/ou de crack, la raison principale étant que le phénomène ne se manifeste pas à une telle échelle aux Pays-Bas.[159] La seconde raison de cette attention accrue tient au fait que ce phénomène n'est pas "logique". En effet, l'usager sait que la consommation de crack revient beaucoup plus cher que l'héroïne. La dose de crack est peut-être moins chère que celle d'héroïne (100 francs au lieu de 200), mais le besoin de renouveler la prise est plus rapide chez un grand nombre d'usagers de crack. En fin de compte, le crack revient donc beaucoup plus cher. Si la consommation de crack est nettement plus coûteuse que l'héroïne, pourquoi consomme-t-on cette drogue ?

Le passage de l'héroïne à la cocaïne est un phénomène mal connu et une étude devrait être réalisée afin d'en déterminer les causes éventuelles. Il faudrait tout d'abord voir s'il est vraiment question de passage, ou qu'il s'agit seulement d'une mode. Le paragraphe suivant présente différentes explications possibles à cet égard.

Une catégorie d'usagers qui franchit assez souvent le pas entre l'héroïne et le crack est celle des prostituées (de rue) toxicomanes. Des entretiens menés avec les prostituées, les animatrices et les organisations chargées de l'assistance[160] indiquent que la consommation de crack serait en partie liée à leur genre d'activités. La prostitution de rue est un travail épuisant sur le plan physique et psychique, car les prostituées travaillent sous une pression énorme et sous la menace permanente de la police et des clients (violents). Ce travail serait pratiquement insupportable sans l'aide du crack, telle est l'explication avancée. Les "passes" seraient également moins désagréables sous l'effet du crack. En un mot, le crack répondrait bien au travail pénible des prostituées de rue.

Les dealers se sont adaptés au phénomène en s'installant à proximité des zones de prostitution. Dès qu'une prostituée a terminé avec son client, les dealers sautent sur l'occasion pour lui vendre une nouvelle dose de crack. Le tarif moyen d'une passe est de 100 francs, le même prix qu'un caillou, c'est-à-dire une dose normale de crack. Les dealers préfèrent proposer du crack que de l'héroïne, car cette drogue fidélise plus le client. Le dealer qui a vendu du crack à un usager, sait qu'il a toutes les chances de le voir bientôt revenir pour lui acheter une nouvelle dose.

Une visite à une zone de prostitution et différents entretiens avec des prostituées montrent clairement que la prostitution est devenue un "travail à la chaîne" pour les prostituées très marginalisées et dépendantes du crack. Les clients et les doses de crack se succèdent sans arrêt, un schéma peut durer 24 heures, 48 heures ou même plus. Ingold & Toussirt soulignent qu'il n'est pas rare de rencontrer des toxicomanes qui n'ont pas dormi depuis trois ou quatre jours; le seul moyen de tenir le coup étant pour elles de prendre du crack en permanence.[161] Ce travail est si épuisant qu'il est impossible d'y résister plusieurs jours d'affilée. Après un tel "marathon passes-crack", ces prostituées prennent d'ailleurs quelques jours de "repos" à l'héroïne. Ingold & Toussirt parlent ici d'un "usage thérapeutique" de l'héroïne parmi les usagers de crack. Après avoir "récupéré" à l'héroïne, le rythme passes-crack reprend.

L'hypothèse, selon laquelle la consommation de crack pourrait s'expliquer par le type de travail de prostitution en soi, n'est pas entièrement convaincante. Si l'on prend le cas des prostituées de rue toxicomanes d'Amsterdam par exemple, on ne constate pas cette substitution de l'héroïne par le crack comme drogue principale. La relation prostitution-crack n'est donc pas aussi linéaire que la situation à Paris pourrait le faire croire au premier abord.

La seconde raison invoquée par les prostituées de rue pour justifier leur consommation de crack, est que "l'héroïne ne réchauffe plus". Cet aspect est important pour les prostituées qui passent souvent beaucoup de temps dehors, dans le froid. Les taux de pureté de l'héroïne dont nous avons traité précédemment, taux qui peuvent être très bas, justifient dans une certaine mesure ces rumeurs. La progression du crack chez les (anciens) héroïnomanes pourrait donc s'expliquer par la mauvaise qualité de l'héroïne proposée sur le marché.

Cette théorie est renforcée par un autre facteur, à savoir la consommation additionnelle de crack chez les usagers de méthadone; un problème auquel certaines structures chargées des programmes de méthadone sont confrontées de façon croissante.[162] Les dealers de crack fréquentent désormais les abords des centres de méthadone car ils savent que les patients de ces centres constituent un intéressant marché -potentiel- pour leur marchandise.

L'explication invoquée à Paris pour la consommation additionnelle de crack chez les usagers d'opiacés est que l'héroïne prise en complément reste sans effet, justement à cause de la méthadone. Autrement dit, le taux élevé d'opiacés généré par la prise de méthadone, annihilerait l'effet de l'héroïne, les récepteurs étant alors (déjà) bloqués. Pour ressentir tout de même un "flash", le toxicomane doit se tourner vers un autre produit, le crack par exemple.

Si l'on compare à nouveau la situation avec celle des Pays-Bas, cette hypothèse n'est pas convaincante non plus. En effet, aux Pays-Bas il existe bien une consommation additionnelle parmi usagers de méthadone qui prennent de l'héroïne en complément; chez eux, l'héroïne produit bien un effet de "flash". Les usagers d'opiacés néerlandais qui continuent à consommer de la drogue (en complément), prennent en effet, en plus de l'héroïne, aussi de l'alcool, des benzodiazépines et de la cocaïne, mais l'héroïne reste presque toujours leur principale drogue. Cette seconde comparaison avec les Pays-Bas renforce quelque peu l'hypothèse selon laquelle la progression du crack en France tiendrait à la mauvaise qualité de l'héroïne.

En France, les patients sous méthadone représentent une minorité parmi les usagers d'opiacés. L'exemple sus-mentionné des patients sous méthadone qui prennent du crack en complément ne s'applique, en fait, qu'à un petit nombre d'usagers d'opiacés.

Une autre raison déjà invoquée par les toxicomanes pour préférer le crack àl'héroïne est que la dose de crack revient moins cher que la dose d'héroïne. Une dose d'héroïne (1/5 de gramme environ) coûte 200 francs, alors qu'une dose de crack (un caillou) coûte la moitié. S'il a 200 ou 400 francs en poche, le toxicomane préfère parfois s'acheter une dose de crack car il est sûr de ressentir un "flash". Une dose d'héroïne de 200 francs, surtout si elle est de mauvaise qualité comme c'est généralement le cas, ne garantit pas toujours l'effet visé, alors que c'est toujours le cas avec le crack - même si le "flash" est de courte durée. En somme, les toxicomanes préfèrent ne pas prendre de risques : mieux vaut ressentir un effet que pas d'effet du tout, même si ce choix leur revient nettement plus cher en fin de compte.

4.5  Conclusion

Le présent chapitre a rassemblé un aperçu des données dont on dispose en France sur les usagers de cocaïne et de crack. Comme nous l'avons souligné en début de chapitre, les sources d'informations sont rares dans ce domaine. Nous exprimons donc certaines réserves quant aux informations présentées ici. On pourrait même se demander si ces sources, ajoutées à des observations personnelles et à des entretiens avec les personnes concernées, permettent de rédiger un tel chapitre.

L'utilisation de sources d'information rares présente un danger. En effet, les données disponibles quant à la consommation de crack concernent seulement le milieu toxicomaniaque marginalisé de Paris et ne tiennent pas compte d'un usage de crack moins visible et non-déviant. Un tableau simpliste et erroné de la situation peut en résulter et aboutir à des conclusions fausses sur la consommation de crack. Dans le chapitre précédent, nous avions déjà souligné que de plusieurs phénomènes visibles qui accompagnent la consommation de crack (dans certains cas) sont souvent attribués aux propriétés pharmacologiques du produit, avec les risques de négliger l'usager lui-même (le contexte dont il est issu).[163]

Ce chapitre traite donc uniquement de ce qu'on sait en France sur la consommation de cocaïne et de crack, données que nous avons complétées par nos propres informations. Les sources françaises ont été présentées ici sans vérifier la fiabilité de l'image des usagers.

On sait peu de la consommation de cocaïne en France. Aucune étude de population n'a été menée dans ce domaine, et nous devons nous contenter d'une seule étude réalisée selon la méthode de "boule de neige". Elle montre que les usagers vivent en général dans des conditions relativement confortables et qu'ils ont peu de problèmes de santé.

La consommation de crack progresse en France depuis la fin des années quatre-vingt. Parti de Paris, son usage s'est lentement étendu, mais ce phénomène concerne surtout la capitale. Un "malentendu" sur le type de produit -les usagers ne pensaient pas avoir affaire à du crack- a intensifié sa consommation au départ. Alors qu'elle se limitait à l'origine aux Antillais (Français), elle a peu à peu englobé les usagers Africains. L'usage du crack, du moins sous sa forme visible, est longtemps resté un phénomène en majorité "noir".

Bien que la majorité des usagers soit aujourd'hui encore composée d'Antillais et d'Africains, la consommation de crack s'est répandue pendant les années quatre-vingt-dix parmi d'autres groupes ethniques et d'autres types d'usagers, dont les héroïnomanes. Ces derniers, habitués à la consommation de drogue par voie intraveineuse, s'injectent même le crack alors que ce produit a été conçu pour être fumé. Les nouveaux usagers sont en majorité des (anciens) héroïnomanes, qui se convertissent entièrement ou partiellement au crack. Cela implique que le crack est désormais utilisé aussi par des Français d'origine et des Maghrébins. On estime à plusieurs milliers le nombre total d'usagers parisiens.

Différentes explications ont été avancées quant au passage de l'héroïne au crack, mais elles ont seulement un caractère provisoire. La popularité du crack serait due à la mauvaise qualité de l'héroïne proposée en France, une explication qui ne peut toutefois pas être confirmée. Il pourrait aussi s'agir aussi d'une mode.

Ce qui est certain, c'est que la consommation problématique de crack est étroitement liée à la marginalisation. Il s'agit d'ailleurs d'une différence majeure entre les usagers "classiques" de cocaïne et les usagers de crack. Les données relatives à la scène parisienne du crack montrent que ce phénomène se déroule en marge de la société et qu'il concerne en quelque sorte une scène clandestine, active surtout la nuit. Les toxicomanes qui atterrissent dans ce milieu étaient pour la plupart déjà marginalisés, une situation qui s'est aggravée dès qu'ils ont touché au crack. La description d'Ingold & Toussirt présentée plus haut en dit long : en l'espace d'un mois, on voit l'usager sombrer vers une dépendance totale accompagnée des symptômes suivants : amaigrissement, pâleur, épuisement et état de confusion. Une fois de plus, cette dégradation n'est pas imputable au produit seul, mais il convient de prendre aussi en considération le contexte auquel appartient le toxicomane.

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