Boekhout van Solinge,
Tim (1996), Le modèle français de traitement de la toxicomanie.
In: Boekhout van Solinge, Tim (1996), L'héroïne, la cocaïne
et le crack en France. Trafic, usage et politique. Amsterdam, CEDRO
Centrum voor Drugsonderzoek, Universiteit van Amsterdam. pp. 231-245.
© Copyright 1996 Tim Boekhout
van Solinge. All rights reserved.
L'héroïne, la cocaïne et le crack en France
6 Le modèle français de traitement de la toxicomanie
Tim Boekhout van Solinge
- 6.1 Introduction
- 6.2 Le rôle des psychiatres
- 6.3 Le traitement de la toxicomanie
- 6.4 Le budget des soins aux toxicomanes
- 6.5 Toxicomanie et contexte socio-économique
- 6.6 Conclusion
6.1 Introduction
A bien des égards, la politique française en matière de drogue accuse un retard considérable sur celle d'autres pays européens. Dans la pratique, la combinaison de soins et de répression évoquée dans le chapitre précédent n'a pas donné les résultats escomptés. Ce décalage est non seulement dû au rôle dominant joué par le ministère de l'Intérieur eu égard à l'application de la politique dans ce domaine, mais également à l'approche française du problème de la toxicomanie.
Depuis l'entrée en vigueur de la législation française sur la drogue, l'état français a plus ou moins confié les soins des toxicomanes à des spécialistes: les intervenants en toxicomanie, consistant essentiellement en psychiatres. Durant longtemps, jusque dans les années quatre-vingt-dix environ, cette catégorie professionnelle a exercé une espèce de monopole sur le traitement de la toxicomanie, sans avoir à craindre la concurrence d'autres catégories, notamment les sociologues et les criminologues. En France, les psychiatres ont donc en grande partie déterminé les conceptions et les approches en vigueur dans le domaine de la drogue. De ce fait, la France a toujours mis l'accent sur une approche clinique de la consommation de drogue et la toxicomanie. Selon le modèle de toxicomanie psycho-analytique, sur lequel se fonde la politique appliquée, les causes de la consommation de drogue et de la toxicomanie se situent avant tout au niveau de l'individu et de ses troubles. Conformément à une telle conception, les programmes de méthadone et l'échange de seringues ne sont pas vraiment jugés efficaces, car pour les psychiatres, une telle approche néglige les causes réelles, profondes, du phénomène. Finalement, dans les années quatre-vingt-dix, le problème du sida a débouché sur une approche de réduction des risques dans ce domaine (lire à cet égard le chapitre suivant).
Le présent chapitre se penchera sur la politique de la drogue telle qu'elle a durant longtemps été appliquée en France. Pour commencer, nous décrirons comment les psychiatres chargés des soins aux toxicomanes considéraient la consommation de drogue et la toxicomanie. A ce propos, nous étudierons également le rôle de ces intervenants en toxicomanie au sein du débat sur la drogue en France. Ensuite, nous nous pencherons sur les soins aux toxicomanes en France: en quoi consistent-ils et quel est le budget alloué à ces soins ? Le chapitre se conclura par une réflexion sur la toxicomanie et le contexte socio-économique. Le modèle français de toxicomanie laisse en effet peu de place à l'établissement d'un lien entre ces deux phénomènes, même si celui-ci semble évident dans les quartiers défavorisés. En fait, dans ce paragraphe, nous adopterons un point de vue néerlandais pour étudier le problème de la drogue en France.
6.2 Le rôle des psychiatres
Le concept français du phénomène de l'usage de drogue est pour le moins particulier. En France, l'accent est mis sur une approche clinique de cet usage, une vision imputable au rôle que les psychiatres français ont joué dans ce domaine. Il existe sans doute d'autres pays où les psychiatres ont accaparé ce secteur, mais la situation française est particulière en ce sens que dans ce pays, les psychiatres n'ont pas vraiment eu à souffrir de la concurrence, par exemple, des sociologues et des criminologues. En France, les psychiatres ont su s'arroger un monopole sur les soins aux toxicomanes et de ce fait, ce sont eux qui ont en grande partie déterminé les conceptions en vigueur sur les "origines" de l'usage de drogue et de la toxicomanie.
Au fil du temps, le modèle explicatif proposé par les psychiatres de l'usage de drogue et de la toxicomanie est devenu un véritable paradigme, et exerce une telle influence que l'on retrouve des traces de celle-ci dans une série de publications françaises (officielles). Dans le rapport Pelletier de 1978, rédigé à la demande de Giscard d'Estaing, alors Président de la République, on peut lire que: "La vraie toxicomanie (...) semble exprimer plutôt (...) des problèmes à dominante plus individuelle, liés à l'existence de troubles de la personnalité et du comportement et/ou (...) à un phénomène de désinsertion dont le recours à la toxicomanie n'est qu'un mode d'expression parmi d'autres".[192]
Le rapport Pelletier, publié en 1978, était le premier rapport officiel publié par le gouvernement suite à l'entrée en vigueur de la loi de 1970. Douze ans plus tard, en 1990, un nouveau rapport gouvernemental a été publié, le rapport Trautmann, cette fois à la demande du premier ministre de l'époque, Michel Rocard. Dans ce rapport, on retrouve en fait les mêmes arguments que dans le rapport susmentionné. L'usage de drogue est considéré comme un "message de mal être" émis par l'usager, message qu'il convient d'écouter. Dans cette optique, l'usage de drogue est l'expression de problèmes profonds, liés à l'individu.[193]
Les Belges Isabelle Stengers et Olivier Ralet ont comparé les visions française et néerlandaise du problème de la drogue.[194] Dans une réflexion critique sur le modèle -psychiatrique- de toxicomanie à la française, ils démontrent les principes de base de ce modèle. Stengers & Ralet soulignent l'influence que la psycho-analyse de Freud et, notamment, Lacan, a exercée sur les idées en matière d'usage de drogue. Souvent, l'origine de l'usage de drogue et de la toxicomanie est attribuée au phénomène de la "transgression". Le fait de consommer de la drogue est considéré comme une transgression de la norme -bourgeoise- de la loi, une loi que l'on peut symboliquement définir comme la loi du père.[195] Selon cette conception, les jeunes en difficulté, notamment les jeunes toxicomanes, ont en commun une vie insuffisamment structurée. En d'autres termes, ils ne disposent pas d'un point de référence symbolique. En créant la législation sur la drogue, le législateur français a précisément voulu créer ces structures, afin de remettre les jeunes sur la bonne voie. De ce fait, la loi et l'Etat jouent, selon Stengers & Ralet, un rôle paternaliste, afin de restructurer la vie de "l'enfant".[196] Concernant le modèle de toxicomanie français, Alain Ehrenberg a fait observer que ce dernier confond systématiquement droit pénal et psychologie clinique, ce qui a débouché sur une définition unilinéaire du problème de la toxicomanie.[197]
Stengers & Ralet accusent en outre le dogmatisme avec lequel on s'accroche en France au paradigme de la toxicomanie et de quelle façon, dans cette optique, les Français désignent les échecs du "modèle" néerlandais. L'affaire Schwartzenberg constitue un bon exemple du climat tabou qui entoure en France la politique de la drogue. En 1988, ce spécialiste du cancer, désigné secrétaire d'Etat à la santé auprès du gouvernement Rocard, a dû démissionner dix jours plus tard parce que, lors d'un passage à la télévision, il avait déclaré que la distribution d'héroïne par l'Etat était peut-être préférable au trafic sur le marché illégal. Suite aux propos de Schwartzenberg, le psychiatre Olievenstein, le plus célèbre spécialiste de la toxicomanie en France, avait déclaré que l'échec des expériences espagnole et néerlandaise (semi-légalisation) devait inciter à la prudence.[198] Dans leur livre de 1991, Stengers & Ralet s'étonnent que les experts français persistent à prétendre que les expériences néerlandaises ont débouché sur un fiasco, alors que les experts néerlandais présentent leur politique comme une réussite. Ils affirment que les références françaises à la situation aux Pays-Bas donnent plutôt l'impression qu'il ne s'agit là que d'une "image-repoussoir", contre laquelle il convient de s'insurger, destinée à faire croire qu'en dehors de la voie choisie par la France, il n'existe point de salut. De ce fait, la politique néerlandaise en matière de drogue et toute référence à celle-ci constituent une menace.
Alain Ehrenberg a décrit la politique française en matière de drogue comme le triangle d'or abstinence-désintoxication-éradication.[199] Ainsi s'explique ce qu'écrivent Stengers & Ralet, à savoir que le jugement français par rapport à la politique néerlandaise est avant tout axé sur la "normalisation" de l'usage de drogue dans ce pays. Cette attitude est perçue en fait comme une sorte de "trahison", une "désertion sur le front d'une guerre qui serait livrée par l'humanité contre la drogue".[200] Dans une telle perspective, poursuivent Stengers & Ralet, il est clair que l'expérience néerlandaise ne peut être envisagée de façon sérieuse.
L'approche clinique du problème de la drogue qui prévaut en France a réduit cette question à un problème individuel, au détriment du contexte au sens large, notamment le problème social. Sachant cela, on comprendra mieux, peut-être, pourquoi la France n'a pas voulu faire confiance à une politique plus pragmatique, la réduction des risques. Selon le paradigme français de la toxicomanie, une telle politique ne combat en effet que les symptômes, et passe sous silence la problématique psychologique sous-jacente. Si l'on en croit les têtes pensantes du traitement de la toxicomanie, une politique de réduction des risques est un acte désespéré, le signe que l'on a renoncé à lutter. Dans un article récent, la sociologue Anne Coppel cite le psychiatre Francis Curtet, actif dans le domaine des soins aux toxicomanes et ex-président de l'Association nationale des intervenants en toxicomanie (ANIT). En 1992, lors d'un débat sur l'échange de seringues, Curtet a posé une question rhétorique, à savoir si l'on avait renoncé aux ambitions thérapeutiques: "Allons-nous baisser les bras? Allons-nous abandonner les toxicomanes à leur toxicomanie?".[201]
Curtet ne croyait précisément pas à la politique de réduction des risques, notamment parce que, d'après lui, la France est le pays qui "a le mieux limité la toxicomanie" grâce à "l'efficacité du réseau de soins français". Il s'agit maintenant d'oser reconnaître notre efficacité pour en convaincre nos partenaires européens."[202] Deux ans auparavant, le rapport de la commission gouvernementale, sous la houlette de Catherine Trautmann, était arrivé à des conclusions similaires. Dans le rapport, on peut lire que la France a su contrôler l'usage de drogue grâce à une politique qui équilibre soins, prévention et répression.[203]
6.3 Le traitement de la toxicomanie
Il nous faut tout d'abord signaler qu'en France, les soins aux toxicomanes relèvent d'une administration centrale. Ils dépendent donc -directement- de la compétence de l'Etat, ce qui est exceptionnel pour des questions relatives à la santé (publique). L'existence d'une organisation centrale chargée de la politique de la drogue, la Délégation générale à la lutte contre la drogue et la toxicomanie (DGLDT) reflète, selon le rapport Henrion, la "singularité très marquée" du traitement de la toxicomanie au sein de l'ensemble de la politique sociale.
Organisation interministérielle, la DGLDT a vu le jour en 1990. Elle était issue de la Mission interministérielle de lutte contre la toxicomanie (MILT), créée en 1982. Depuis 1993, la DGLDT dépend d'un ministère,[204] ce qui implique qu'elle n'emploie pas directement du personnel, mais que les "collaborateurs" sont "prêtés" par les divers ministères. Le caractère interministériel et de coordination de l'organisation se base sur les recommandations du rapport Pelletier de 1978. Simultanément, le caractère interministériel constitue également un frein au bon fonctionnement de l'organisation. Personne n'ignore en effet que ce fonctionnement laisse à désirer, ce qui ressort notamment du fait que, depuis sa création, la DGLDT voit régulièrement (pratiquement tous les quatorze mois) désigner à sa tête un nouveau responsable. Le rapport Henrion émet donc des doutes quant à l'adaptation de ce service central au problème qu'il est censé résoudre. L'organisation n'est en effet pas vraiment apte à prendre des mesures sur le terrain, c'est-à-dire au niveau local. En outre, l'efficacité du service est limitée par les "divergences" entre les divers ministères déléguant du personnel auprès de la DGLDT.205
Par ailleurs, toujours dans le rapport Henrion, on peut lire qu'une autre particularité des soins aux toxicomanes est que ces 25 dernières années, les développements survenus dans le domaine de la politique sociale et de la politique sanitaire sont passés outre au traitement de la toxicomanie. Un meilleur système de sécurité sociale, un accès amélioré aux hôpitaux et la centralisation des soins, autant de progrès dont n'ont pas bénéficié les soins aux toxicomanes. La solidarité accrue observée dans d'autres domaines a donc escamoté le problème de la toxicomanie. Le rapport Henrion traduit ce phénomène comme suit: "La toxicomanie est restée isolée dans le paysage de la solidarité". Cet isolement, signale le rapport, découle des principes de la loi de 1970, à savoir une politique de soins relevant de la compétence de l'Etat, un traitement gratuit et anonyme de la toxicomanie et la répression de l'usage de drogue. De tels principes ont dressé une barrière symbolique entre les toxicomanes et le reste de la population.[206]
Nous avons déjà indiqué que, parallèlement à l'entrée en vigueur de la législation française sur la drogue, l'Etat avait en quelque sorte confié le traitement de la toxicomanie aux psychiatres: les intervenants en toxicomanie. Le fait de déléguer ces soins à des spécialistes apparemment bien outillés pour assumer une telle tâche a pu donner à la plupart des gens l'impression que l'affaire était "réglée". Dans l'introduction du rapport, on lit à ce sujet que le prestige intellectuel de certains intervenants a masqué le manque de moyens mis en oeuvre, et que de nombreux citoyens ont pu avoir l'impression que la politique appliquée était équilibrée.[207]
En outre, le fait de "confier" le traitement de la toxicomanie à un groupe de spécialistes a peu à peu fait naître parmi les médecins (généralistes) le sentiment que les toxicomanes avaient besoin de soins spéciaux. En d'autres termes, l'idée s'est peu à peu enracinée parmi ces médecins que la toxicomanie n'était pas leur affaire. De ce fait, de nombreux toxicomanes se sont retrouvés dépourvus d'accès aux soins de base ou, dans tous les cas, pas dans la même mesure que n'importe quel autre citoyen.[208] A cela, il faut encore ajouter qu'en France, les généralistes sont très mal informés concernant la toxicomanie. Lors d'un congrès, Roger Henrion a souligné que dans l'ensemble, les études de médecine négligeaient totalement la toxicomanie.[209]
La conclusion de la commission Henrion sur ce point est que l'existence d'un groupe de spécialistes chargés des soins aux toxicomanes s'est accompagnée d'une médicalisation insuffisante des toxicomanes, soit "une sous-médicalisation".
Le rapport Henrion écrit par ailleurs que la politique française en matière de drogue a également échoué sur un autre point. Malgré les efforts de la DGLDT pour arriver à une politique intégrée dans ce domaine, il est apparu que la politique en matière de toxicomanie est totalement coupée de la politique sociale (d'intégration) générale, une erreur fatale. Le problème de la drogue n'a pas obtenu la place qui lui revenait au sein de la politique sociale sur le terrain. Au niveau local, où cette politique est prioritaire, les autorités jugent souvent que la toxicomanie n'est pas de leur ressort, mais dépend de la responsabilité de l'Etat.[210]
Les psychiatres, poursuit le rapport, n'ont pas réussi non plus à fournir une réponse satisfaisante au problème. Si, dans le cadre de leurs activités, ceux-ci ont consacré une grande attention aux aspects relationnels -et familiaux- du phénomène de la toxicomanie, ils sont néanmoins peu présents dans les quartiers où est concentrée une grande partie de la population de toxicomanes.[211]
L'absence d'une véritable politique de la santé publique
L'échec de la politique française du point de vue sanitaire ne peut toutefois être uniquement attribué au rôle dominant des psychiatres. La nature du système sanitaire français constitue probablement l'une des composantes de l'explication.
Ce système est en effet essentiellement curatif et, dans une moindre mesure, préventif. Il peut de ce fait arriver que d'éventuelles menaces pour la santé publique ne soient pas signalées à temps ou soient sous-estimées. Un bon exemple à cet égard est l'affaire des transfusions sanguines, dans le cadre de laquelle un grand nombre de patients hémophiles se sont vu administrer du sang contaminé par le virus HIV.
Selon Alain Ehrenberg, l'absence en France d'une véritable politique sanitaire est à incriminer. D'après lui, on attache en France trop de foi au modèle de la médecine curative individuelle et à la technologie médicale, au détriment de la prévention. Ehrenberg estime que c'est cette absence de politique préventive qui explique la piètre préparation de la France à l'arrivée du virus du sida et le fait, notamment, qu'un si grand nombre de personnes aient été contaminées par du sang donné par des prisonniers. En 1985, le sang de ces donneurs représentait à peine 2% du total, ce qui ne l'a pas empêché d'être responsable de 40% des contaminations cette année-là.[212] Le ministère de la santé publique n'a jamais été un "grand" ministère en France et actuellement, il est carrément relégué au rang de secrétariat d'état, ce qui confirme la conception qui veut que la France n'a jamais eu de politique sanitaire digne de ce nom.
Du reste, même au niveau officiel, on reconnaît que la politique sanitaire en France est médiocre et souffre d'un sérieux retard. Dans le rapport La santé en France, du Haut Comité de la Santé Publique, on peut lire que l'importance de la santé publique n'est pas suffisamment mise en exergue dans la politique française et que l'on peut à peine parler de politique dans ce domaine. L'approche épidémiologique des questions de santé est tout à fait inhabituelle pour la catégorie professionnelle médicale en France. Le rapport affirme en outre que la politique sanitaire n'est pas suffisamment institutionnalisée, ainsi qu'il ressort du nombre de personnes travaillant dans ce secteur et de la place accordée à la santé publique dans le cadre de la formation médicale.[213]
Le problème du sida, qui s'est manifesté parmi les toxicomanes par voie intraveineuse et qui est très nettement sous-estimé, ajoute encore de l'eau au moulin de ceux qui affirment que la France ne dispose pas d'une politique sanitaire préventive satisfaisante. Anne Coppel a fait observer que dans le rapport Trautmann de 1990, consacré au problème de la drogue, seules deux des 267 pages sont consacrées au sida. Bien sûr, le rapport admet qu'un pourcentage relativement élevé de toxicomanes par voie intraveineuse sont séropositifs et que les toxicomanes constituent une frange importante du nombre total de séropositifs et de cas de sida, mais l'impression que l'on retire à la lecture du rapport est que la France a la situation bien en main et que le problème n'est pas si dramatique que chez des voisins comme l'Italie et l'Espagne.[214]
Sur base de ce qui précède, on peut en tout cas conclure qu'en France, dans le domaine de la drogue, la prévention est insuffisante. Certains vont même plus loin, et affirment que la France a toujours voulu cultiver l'idée selon laquelle les instances responsables gardaient le contrôle de la situation. Anne Coppel, par exemple, se range à cette opinion. L'absence de données épidémiologiques concernant la mortalité et la morbidité des toxicomanes est, selon elle, tout sauf un handicap. Coppel cite à cet égard le statisticien Padieu, qui a rédigé un ouvrage statistique de fond sur les drogues et la toxicomanie. Padieu prétend en effet que la question n'est pas de savoir si ces statistiques sont correctes, mais que le rôle mythique que celles-ci jouent au sein de la société est bien plus important. Padieu résume la question comme suit: "C'est la société entière qui se drogue: elle se dope avec de la répression et se shoote à la statistique".[215]
Quelles que puissent être les raisons précises, il est un fait qu'en France, on n'a pas suffisamment tenu compte de l'importance de l'épidémie d'héroïne et des dangers de la toxicomanie par voie intraveineuse, notamment eu égard à la propagation du virus du sida. On a remarqué trop tard -du moins officiellement -le lien existant entre la toxicomanie par voie intraveineuse et la contamination par le sida. Par conséquent, la décision d'adopter des mesures préventives n'a été prise que fort tard, en l'occurrence en 1992.
Coppel a analysé de façon approfondie le remarquable phénomène du silence qui a entouré durant si longtemps en France le lien entre la toxicomanie (par voie intraveineuse) et le HIV/le sida. A cet égard, elle parle de "l'exception française", parce que selon elle, la France a été le dernier pays européen à avoir revu sa politique en matière de drogue à la lumière du problème du sida, sans compter que la France n'a aucunement pris en compte les résultats positifs d'autres pays ayant déjà adopté des mesures préventives. Coppel signale que durant longtemps, les spécialistes ont négligé d'affronter cette question. Elle signale que dans Intervention, la revue des Intervenants en toxicomanie, le mot sida n'apparaît pour la première fois dans le titre d'un article qu'en 1987. Il a fallu attendre 1990 avant que le magazine consacre une discussion à l'échange de seringues et à la méthadone.[216] On comprend mieux dès lors pourquoi en 1993, le premier ministre Balladur, lors de la présentation de la nouvelle politique de la drogue (notamment axée sur la réduction des risques), a répondu à un journaliste qui l'interrogeait sur la place du sida au sein de la nouvelle politique en lui demandant quel était le rapport entre le sida et la toxicomanie.[217]
La gamme de soins aux toxicomanes
Le rapport Henrion énumère les soins aux toxicomanes proposés à la fin de 1994.[218]
- Il existe 182 centres spécialisés, proposant divers types de traitements. Fin 1994, ces centres proposaient un total de 1.645 places de méthadone.
- En outre, il existe 1.357 places de suivi avec hébergement,
consistant en diverses structures:
- 55 centres spécialisés pouvant accueillir pour une période allant de trois mois à un an les toxicomanes ayant décroché, mais éprouvant encore des difficultés à se passer de leur produit. Neuf de ces centres accueillent des toxicomanes non encore sevré. Diverses méthodes sont employées qui visent à restaurer l'autonomie des personnes ainsi accueillies.
- 33 réseaux de familles d'accueil regroupent plus de deux cents familles autour des centres de soins sans hébergement ou de post-cure. L'objectif de ces réseaux est d'aider les toxicomanes désintoxiqués ayant besoin d'une séparation avec leur milieu d'origine et leur environnement.
- 53 réseaux d'appartements thérapeutiques-relais.
Après cette énumération, le rapport Henrion affirme que cette gamme de formules de soins ne suffit pas à répondre à la demande de soins des toxicomanes. Et le rapport ajoute que cette remarque vaut notamment pour les toxicomanes les plus marginalisés, qui ne se présentent pas dans les centres de soins.
L'insuffisance de l'offre de soins ressort par exemple de la longueur des listes d'attentes pour les centres de soins. Ce temps d'attente peut atteindre quelques heures ou quelques jours pour une consultation dans un centre spécialisé, quelques jours pour une hospitalisation afin de se désintoxiquer, voire quelques semaines ou quelques mois pour voir sa demande de post-cure prise en considération.[219]
En 1993, Alain Morel, président de l'Association nationale des intervenants en toxicomanie (ANIT) -l'organisation des personnes (les psychiatres) s'occupant des soins aux toxicomanes- a admis, lors d'un congrès, qu'en France, les soins dans ce domaine étaient insuffisants. Selon lui, la France possède non seulement la législation la plus répressive d'Europe en la matière, mais a également le triste privilège d'être le pays où la gamme de soins est la plus réduite. Celle-ci peut en effet carrément être qualifiée de sous-développée. Morel procède à une énumération de la gamme de soins aux toxicomanes en France, et fait ensuite observer que celle-ci est encore moins étendue qu'en Suisse, un pays comptant pourtant dix fois moins d'habitants que la France.[220]
6.4 Le budget des soins aux toxicomanes
En règle générale, on considère qu'en France, le budget alloué aux soins aux toxicomanes est insuffisant. Même les augmentations graduelles du budget de ces dernières années n'ont pas changé grand-chose à cette situation.
Le rapport d'évaluation de l'injonction thérapeutique effectué en 1989-1990 par l'INSERM constitue l'une des rares sources détaillées fournissant des informations spécifiques.
Sur les 86 départements français ayant collaboré à l'évaluation, les DDASS, c'est-à-dire les services de santé départementaux, disposaient d'un budget de soins annuel moyen de 122.099 francs. Les écarts sont toutefois considérables d'un département à l'autre. Le rapport d'évaluation effectue une distinction entre les départements, qu'il range en sept catégories, sur base du budget de soins alloué aux DDASS. La subdivision se présente comme suit:
- 16 départements disposent d'un budget inférieur à 30.000 francs.
- 13 départements disposent d'un budget allant de 30.000 à 50.000 francs.
- 13 départements disposent d'un budget allant de 50.000 à 75.000 francs.
- 18 départements disposent d'un budget situé entre 75.000 et 125.000 francs.
- 12 départements disposent d'un budget situé entre 125.000 et 200.000 francs.
- 9 départements disposent d'un budget situé entre 200.000 et 350.000 francs.
- 5 départements disposent d'un budget supérieur à 350.000 francs.
Les services sanitaires départementaux ou DDASS sont notamment chargés de l'exécution et/ou la coordination de l'injonction thérapeutique. Les DDASS consacrent en moyenne plus de la moitié du budget dont elles disposent à l'injonction thérapeutique. Les soins autres que l'injonction thérapeutique absorbent en moyenne 27% du budget. Enfin, 19% du budget sont consacrés à des questions autres que les soins aux toxicomanes et l'injonction thérapeutique.
A cet égard, il ne faut pas oublier non plus ce qui a été évoqué au chapitre précédent, à savoir que l'injonction thérapeutique touche en moyenne une quarantaine de personnes par département, et que l'exécution de l'injonction thérapeutique laisse nettement à désirer. Les chiffres susmentionnés sont ainsi replacés dans une perspective un peu plus correcte et révèlent qu'en 1989/90, le système de l'injonction thérapeutique a absorbé plus de la moitié du budget de soins des DDASS, et ce malgré son inefficacité.
Dans l'introduction du rapport Henrion, on signale qu'il est très difficile, voire impossible, de déterminer le budget de la politique en matière de drogue. Le rapport précise pourtant un peu plus loin qu'en 1993, le budget se montait à 450 millions, ajoutant que cela équivaut au budget d'un hôpital de taille moyenne. Ce budget, fait observer le rapport, est révélateur de l'importance accordée au traitement de la toxicomanie. Bien sûr, le budget de 1994 a été doublé, pour atteindre 850 millions de francs, mais la commission Henrion estime que ce montant demeure nettement insuffisant.[221] En 1995, le budget consacré aux soins aux toxicomanes a de nouveau bénéficié d'une augmentation, et atteint aujourd'hui le milliard de francs. Ce montant est constitué de 685 millions de francs en provenance du Ministère de la Santé et une partie des 230 millions du budget interministériel (de la DGLDT).
En dépit de ces augmentations du budget alloué au traitement de la toxicomanie, d'aucuns jugent que ce montant demeure insuffisant. D'autres, et ils ne sont pas rares, estiment que la politique française en matière de drogue, qui s'efforce de combiner répression et soins, met beaucoup plus l'accent sur la répression que sur les soins, une observation qui vaut également pour les moyens financiers mis à disposition.
6.5 Toxicomanie et contexte socio-économique
Conformément à l'approche psychologique du problème de la drogue, qui recherche avant tout les causes de la toxicomanie dans l'individu, l'un des grands principes du "modèle" français de soins aux toxicomanes veut que la toxicomanie touche toutes les couches sociales de la population. Bien sûr, il n'est pas faux de dire que la toxicomanie est un phénomène présent dans toutes les couches sociales, mais il convient toutefois ici d'étudier dans quelle mesure il affecte telle ou telle couche.
Pour un Néerlandais, habitué à considérer le problèm de la drogue sous l'angle du contexte social, le principe susmentionné, selon lequel la toxicomanie toucherait toutes les couches sociales, est singulier, pour ne pas dire surprenant. De même, il s'étonnerait qu'un si grand nombre de personnes travaillant en France dans ce domaine demeurent ancrées à ce paradigme, pour ne pas parler carrément de doctrine. Il s'agit probablement là de la conséquence de la grande influence exercée par les intervenants en toxicomanie, c'est-à-dire les psychiatres. Ceux-ci ont surtout mis l'accent sur les causes individuelles de l'usage -problématique- de drogue, et de ce fait, le contexte social entourant ces problèmes individuels a été quelque peu négligé.
Pourtant, si l'on se donne la peine de "lire entre les lignes", notamment en visitant les centres de soins et en se rendant dans les quartiers particulièrement touchés par le problème de la toxicomanie, force est de constater qu'un grand nombre de toxicomanes appartiennent aux groupes minoritaires et sont en fait des personnes défavorisées sur le plan social. Impossible de nier que le problème de la drogue se pose avec plus d'acuité dans les quartiers défavorisés que dans les autres quartiers. Traditionnellement, les Français répondent à ce type d'observation (typiquement néerlandaise) que rien n'est moins sûr, parce que l'usage de drogue pose plus facilement problème dans un quartier défavorisé que dans un quartier plus avantagé sur le plan socio-économique. Si cette réponse est (également) valable, il n'en demeure pas moins qu'il est difficile de soutenir l'absence de lien entre le problème de la toxicomanie et les conditions socio-économiques.
Si l'on prend par exemple la peine d'étudier certains facteurs, comme l'éducation et l'emploi des toxicomanes recensés par les centres de soins, il apparaît que le niveau scolaire est faible et que plus de la moitié des toxicomanes sont sans emploi.[222] Rappelons à cet égard que cette remarque vaut pour les toxicomanes en contact avec les centres de soins, et que ces derniers ne sont pas les plus marginalisés.
Bien sûr, on pourrait soutenir que des facteurs individuels plus profonds (remontant à la jeunesse) expliquent pourquoi ces toxicomanes n'ont pas terminé leurs études et se sont ensuite avérés incapables de trouver un emploi. Cet argument est toutefois peu convaincant lorsque l'on constate que le problème de la toxicomanie frappe notamment des régions de France où le chômage est supérieur à la moyenne et où, toutes proportions gardées, l'extrême droite rassemble pas mal de suffrages. A un échelon plus bas, dans les grandes villes, le même schéma se présente à nos yeux: on recense davantage de toxicomanes dans les quartiers défavorisés que dans les quartiers mieux lotis.
Dans le cadre d'une étude d'évaluation de l'injonction thérapeutique déjà citée, exécutée par Françoise Facy, de l'INSERM, on a effectué une enquête portant sur 94 toxicomanes ayant suivi une injonction thérapeutique dans le département Hauts-de-Seine. Les trois quarts de ces toxicomanes étaient des héroïnomanes. Ce département, situé à l'ouest de Paris, est généralement considéré comme un département jouissant d'un meilleur statut socio-économique que d'autres départements de la région parisienne, même s'il compte lui aussi quelques quartiers à problèmes. L'examen de certaines caractéristiques des toxicomanes repris dans le sondage permet de dégager une série d'éléments.
Le sondage portait essentiellement sur des hommes (94%) et l'âge variait entre 15 et 35 ans. 16% des personnes interrogées avaient moins de 20 ans, 28% étaient âgées de 20 à 24 ans, 2% avaient de 24 à 28 ans et 28% étaient âgées de 30 à 35 ans. La majorité de ces personnes vivaient (encore) chez leurs parents.
Le sondage fait apparaître très clairement le faible niveau d'étude des personnes concernées. Dans leur grande majorité, ces personnes avaient un niveau d'éducation équivalent, voire inférieur, au premier cycle de l'enseignement secondaire. Un tiers des personnes interrogées avaient terminé l'enseignement secondaire et 7% d'entre elles avaient effectué des études supérieures. Le rapport souligne qu'à peine la moitié d'entre elles avaient obtenu un diplôme correspondant au niveau scolaire atteint.[223]
En ce qui concerne la situation familiale, le résultat le plus intéressant est, signale-t-on, le nombre de frères et soeurs. Pas moins de 40% des personnes du sondage avaient en effet 3 frères/soeurs, voire davantage. 30% d'entre elles avaient deux frères/soeurs, 20% en avaient un, et 10% étaient des enfants uniques. Parmi les 40% ayant au moins trois frères/soeurs, on pense bien sûr tout de suite à des familles allochtones. Le rapport ne mentionne toutefois rien à ce sujet, si ce n'est que ces données sont "intéressantes" et diffèrent de la taille moyenne des familles au sein du département Hauts-de-Seine. La raison de ce silence est bien connue; la législation française n'autorise pas l'enregistrement de l'ethnicité.
La situation à Lille
Dans le cadre de l'enquête menée pour ce rapport, la ville de Lille, connue pour souffrir d'un important problème de drogue, a également fait l'objet d'une visite. L'une des questions clés de la visite portait sur "l'origine" du problème de la drogue dans cette ville. On sait que la plupart des drogues (héroïne) que l'on trouve à Lille proviennent des Pays-Bas (Rotterdam). La France (les politiques) ne se prive d'ailleurs pas de pointer régulièrement un doigt accusateur en direction des Pays-Bas. Pourtant, les entretiens que nous avons eus avec différentes personnes travaillant pour des organisations impliquées dans le problème de la drogue à Lille, notamment A.I.D.E. et Itinéraires, démontrent clairement que les choses sont loin d'être aussi simples.
Le phénomène de la toxicomanie est important à Lille et ne cesse de croître. A cet égard, nous avons été frappés par l'âge, relativement jeune, de beaucoup d'héroïnomanes; il n'est pas rare de voir des jeunes usagers âgés de moins de 20 ans. Certes, les toxicomanes ne sont pas tous issus de quartiers défavorisés -ils proviennent également de quartiers bourgeois- mais il est clair que, dans ces quartiers, la toxicomanie est nettement plus répandue. Les personnes avec qui nous avons parlé ne cherchent pas tellement "la cause" du problème de la drogue à Lille "côté offre" (les drogues moins chères et plus faciles à trouver aux Pays-Bas), mais partent du principe qu'à la base du problème, résident des causes socio-économiques plus profondes.
Patrick Godelle, directeur d'Itinéraires, un club de prévention de Lille qui, via un réseau d'animateurs de quartier, suit plus de mille jeunes "difficiles", est lui aussi de cet avis. Itinéraires exerce ses activités dans cinq quartiers de Lille, considérés comme des quartiers à problèmes.[224] Lorsque l'on sait que Lille compte 10 quartiers, et que ces cinq quartiers représentent plus de la moitié de l'ensemble de la population de la ville, on comprend d'emblée que Lille souffre d'un problème social. L'organisation Itinéraires ne se consacre pas spécifiquement aux toxicomanes, mais dans la pratique, elle est souvent confrontée à ces derniers, parce qu'une grande partie des toxicomanes de Lille proviennent des quartiers où travaille Itinéraires. On ignore le nombre précis de toxicomanes à Lille; les estimations varient entre 3.000 et 7.000. Même si l'on se base sur l'estimation la plus optimiste de 3.000, il est clair en tout cas que pour une ville qui compte 170.000 habitants, cela fait pas mal de toxicomanes. Une grande partie d'entre eux proviennent des quartiers défavorisés de Lille. Parmi eux, on trouve un relativement grand nombre de Maghrébins; le directeur Godelle estime à 60% le nombre de toxicomanes de Lille d'origine maghrébine.[225]
Selon Godelle, le problème de la toxicomanie à Lille présente avant tout des origines sociales. La misère sociale et le mal être général expliquent le problème de la drogue dans cette ville. Le rapport annuel d'Itinéraires explique très clairement en quoi consiste la misère sociale dans ces quartiers.[226] Ces quartiers défavorisés se trouvent confrontés à trois gros problèmes: chômage, drogues et logement. Une étude sociologique de l'Université de Lille va également dans ce sens. La plupart des quartiers de la ville sont classés comme "sensibles" et de nombreux habitants de ces quartiers doivent résoudre un "cumul de difficultés".[227]
En règle générale, le chômage est considéré comme le principal problème de ces quartiers. D'ailleurs, cette observation vaut non seulement pour ces quartiers, mais pour l'ensemble du département et, dans une certaine mesure, pour le Nord de la France.
Si cette région offrait, jusque dans les années soixante-dix, un grand nombre d'emplois (industrie, textile, mines), par la suite, la situation a périclité. Actuellement, le chômage atteint 20 à 25% dans les quartiers défavorisés de Lille. Il faut ajouter ici qu'environ 40% de la population de ces quartiers a moins de 24 ans et que le chômage est notamment élevé parmi les jeunes. Dans certains quartiers, comme Lille-Sud, 50% de la population a moins de 25 ans. Dans ce quartier de 23.000 habitants, 40% sont étrangers ou d'origine étrangère. D'après un sondage effectué dans ce quartier, il est apparu que "les drogues" sont perçues comme la principale menace pour la société.[228]
En règle générale, les jeunes qui grandissent dans ces quartiers ont fort peu de perspectives d'avenir. A cela, il faut ajouter que l'environnement physique, l'habitat, est constitué en grande partie de logements sociaux, de type tours d'habitation, et se caractérise par une quasi absence d'infrastructures récréatives, ce qui n'améliore pas l'atmosphère générale qui prévaut dans ces quartiers.
Après le chômage, le deuxième problème de ces quartiers est constitué par les drogues. L'héroïne est "apparue" ici vers 1984, mais ce n'est que quelques années plus tard, entre 1986 et 1990, que son usage s'est répandu. Les entretiens avec les animateurs de quartiers ont révélé que l'épidémie d'héroïne est le symptôme d'un mal être général. Le directeur Godelle explique qu'en 1984, lorsque la consommation d'héroïne n'était pas encore aussi répandue, le mal être se traduisait déjà par l'inhalation de colle et l'usage (l'abus) de médicaments et d'alcool. José Bayer, directeur de l'institution d'aide aux drogués A.I.D.E., signale lui aussi qu'au début des années quatre-vingt-dix, la colle était inhalée à grande échelle, notamment parmi les jeunes de Lille-Sud. Simultanément, Bayer rappelle que le département Nord, où est située Lille, est l'un des départements français où l'on observe le plus grand taux de consommation d'alcool.[229] Plusieurs animateurs de quartier travaillant dans les quartiers défavorisés de Lille ont signalé que, parmi les familles françaises (autochtones), il n'est pas rare que le père soit alcoolique.
Le sentiment de malaise qui règne dans certaines régions du Nord de la France ne date pas d'aujourd'hui. L'effondrement de l'industrie et la crise économique qui a suivi remontent en effet aux années soixante-dix. Aujourd'hui, une grande partie des jeunes qui grandissent dans les quartiers défavorisés du Nord de la France se retrouvent sur une "voie de garage", ce qui constitue le terreau idéal pour l'usage -abusif- de stupéfiants. Une étude sociologique de l'Université de Lille I consacrée au trafic de drogue décrivait l'héroïne comme la "drogue de l'oubli" et la "drogue du pauvre", parce que son usage était beaucoup plus répandu dans les quartiers "sensibles". Les chercheurs signalent qu'une grande partie des personnes interrogées ont répondu que les "drogues" étaient presque inévitables lorsque l'on était issu de ce type de quartier. C'est pourquoi, la toxicomanie qui en résulte est décrite comme une "toxicomanie de la misère". Ce n'est pas un hasard si le profil de l'héroïnomane est un "individu âgé de 18 à 25 ans, chômeur, pas ou peu formé, avec une absence totale de projets".[230]
L'existence de ce marché potentiel -corollaire du mal être- ne suffit toutefois pas à expliquer l'épidémie d'héroïne qui sévit dans le Nord de la France. D'autres facteurs doivent être cherchés "côté offre", et ces facteurs peuvent expliquer l'offre croissante de drogues.
Placés dans des conditions de vie misérables, sans avenir, certains jeunes des quartiers défavorisés voient dans le trafic de drogues une source de revenus alternative. Plusieurs animateurs de quartier de Lille ont signalé que les jeunes autrefois impliqués dans le trafic du haschisch sont passés par la suite au cambriolage et au vol pour se procurer de l'argent, pour enfin trouver dans l'héroïne un trafic particulièrement lucratif, sur lequel ils se concentrent aujourd'hui. Le trafic de drogue étant perçu comme une source de revenus (alternative), il est clair que ce trafic va bon train (surtout pour l'héroïne).
L'argent gagné grâce au trafic de drogue n'est pas seulement destiné à l'achat de biens matériels, mais sert également à entretenir les familles. Les animateurs de quartier des zones défavorisées de Lille nous ont expliqué que suite à la crise économique, de nombreuses familles se sont retrouvées en difficulté et, dans certains cas, ne s'en "sortaient" plus. Ce phénomène ne s'applique du reste pas uniquement aux familles dépendant d'une allocation, mais touche également certaines familles bénéficiant d'un salaire. Vu le nombre d'enfants, généralement plus élevé, dans les familles maghrébines, il est clair que ces familles ont en général plus de difficultés que les familles françaises autochtones.
Compte tenu des difficultés éprouvées par de nombreuses familles dans les quartiers défavorisés, on peut comprendre que certains soient disposés à utiliser la première source alternative de revenus qui se présente à eux. La proximité des Pays-Bas, où le prix de l'héroïne est nettement inférieur, facilite encore l'accès à une telle source de revenus. Les animateurs de quartier n'ont eu aucune difficulté à citer plusieurs familles dont l'un des membres vend de la drogue pour entretenir la famille. Le "schéma classique" est toujours le même: au départ, les parents s'opposent aux pratiques de leur enfant (fils), pour ensuite laisser tomber leurs objections morales face aux avantages pratiques; l'argent est en effet le bienvenu dans ces familles.
Autre raison expliquant l'importance du trafic de drogue: le fait que ce trafic se trouve, partiellement en tout cas, entre les mains d'Algériens en situation illégale, les clandestins. Au début des années quatre-vingt-dix, ceux-ci se sont en effet "jetés" sur le trafic de drogue dans la région de Lille. Duprez et. al. écrivent que le premier acte posé par les clandestins a consisté à casser le marché local du haschisch en le proposant à bas prix, à des prix inférieurs à ceux du marché traditionnel. Ensuite, ils sont passés à l'héroïne, qu'ils vendaient également à bas prix, s'appropriant ainsi la majeure partie du marché local de l'héroïne.[231] Certains clandestins sont eux-mêmes toxicomanes. Pour eux, le trafic est une source de revenus nécessaire, leur permettant de s'approvisionner en héroïne. Pour d'autres clandestins, non héroïnomanes, le trafic peut être une façon de gagner rapidement de l'argent afin de pouvoir rentrer en Algérie.[232]
6.6 Conclusion
Dans ce chapitre, nous avons dépeint les conceptions qui, durant longtemps, ont dominé le débat sur la drogue en France. Les psychiatres français ont pris une part importante à ce débat. Après l'entrée en vigueur de la législation française sur la drogue, en 1970, le gouvernement a en quelque sorte confié le traitement de la toxicomanie aux psychiatres. De ce fait, durant longtemps, la France a surtout mis l'accent sur l'approche clinique de l'usage de drogue. Le modèle français de la toxicomanie, très nettement dominé par une composante psycho-analytique, a cherché les causes de la toxicomanie dans l'individu, et essentiellement dans l'individu. Le mot clé de ce modèle est la "transgression". L'usage de drogue est perçu comme un signal de manque de structuration de la vie du toxicomane. Quoi qu'il en soit, le modèle français abordait avant tout la toxicomanie sous l'angle de la problématique individuelle plutôt que sous celui du contexte social au sens large.
Le fait que cette vision de la toxicomanie ait longtemps prévalu en France et -contrairement à la plupart des autres pays- n'ait pas eu à subir de véritable concurrence de la part d'autres approches de l'usage de drogue et de la toxicomanie, explique en partie pourquoi la France a tellement tardé à prendre des mesures de réduction des risques. Les psychiatres français s'opposaient en effet à ces mesures. Aux yeux des psychiatres chargés des soins aux toxicomanes, la distribution de méthadone était un signe de faiblesse, négligeant les véritables problèmes. Pour la même raison, les spécialistes s'opposaient également à l'échange de seringues ou à la vente libre de seringues dans les pharmacies: il n'est pas cohérent selon eux d'interdire la drogue et, simultanément, d'autoriser l'injection de ces drogues par la vente de seringues.[233]
Outre la suprématie de cette vision dans le paysage français jusqu'au début des années quatre-vingt-dix, l'absence d'une politique de la santé publique en bonne et due forme a également joué un rôle non négligeable. Les risques du sida et de l'usage par voie intraveineuse ont été dans une grande mesure sous-estimés ou niés, et l'on ne voyait donc pas vraiment la nécessité d'encourager l'échange de seringues ou les programmes de méthadone.
Le mépris du lien entre la toxicomanie et le contexte socio-économique de celle-ci est une autre conséquence de la position de monopole détenue par les psychiatres sur les soins aux toxicomanes. Le modèle clinique français a réduit en effet la toxicomanie à une problématique individuelle. Cette vision semblera sans aucun doute très étrange à un observateur des Pays-Bas où, depuis longtemps déjà, les sociologues se consacrent au problème de la drogue. Pourtant, la situation dans les quartiers défavorisés et les banlieues de villes comme Paris et Lille souligne très clairement le lien entre l'usage problématique de drogue et le contexte socio-économique. M. Godelle, directeur de l'organisation Itinéraires, active dans les quartiers défavorisés de Lille, a expliqué à quel point il lui avait été difficile de faire passer le message selon lequel l'accumulation de problématiques individuelles ne pouvait pas tout expliquer et que les toxicomanes n'avaient peut-être pas tous besoin d'un psychiatre.
Les modèles explicatifs utilisés en France pour comprendre le phénomène de la toxicomanie semblent généralement dépassés. Ce n'est pas sans raison que le rapport Henrion conclut en disant que le système est peu novateur et que si innovations il y a, celles-ci demeurent marginales et se réalisent très difficilement.[234] Apparemment, c'est toujours le modèle des années 70 qui prévaut, une époque à laquelle ce modèle pouvait peut-être expliquer -une partie du- phénomène.
Le problème de la toxicomanie tel qu'il se présente aujourd'hui, dans les années quatre-vingt-dix, en France, a peu de rapports avec les troubles de la jeunesse, mais beaucoup plus avec le contexte socio-économique et la situation sans avenir dans laquelle grandissent beaucoup de jeunes. La misère sociale qui les entourent crée en quelque sorte un débouché potentiel pour un euphorisant comme l'héroïne.
Au cours de la présente décennie, les approches sociologiques du problème de la toxicomanie ont enfin reçu un accueil favorable en France. Dans cette optique, les instances responsables se sont finalement décidées à adopter une politique constituée de mesures préventives, notamment les programmes de substitution à la méthadone et l'échange de seringues. Officiellement, la France est passée à une politique de réduction des risques.