Boekhout van Solinge,
Tim (1996), La politique de soins des années quatre-vingt-dix.
In: Boekhout van Solinge, Tim (1996), L'héroïne, la cocaïne
et le crack en France. Trafic, usage et politique. Amsterdam, CEDRO
Centrum voor Drugsonderzoek, Universiteit van Amsterdam. pp. 247-262.
© Copyright 1996 Tim Boekhout
van Solinge. All rights reserved.
L'héroïne, la cocaïne et le crack en France
7 La politique de soins des années quatre-vingt-dix
Tim Boekhout van Solinge
- 7.1 Introduction
- 7.2 Un revirement en faveur d'une approche plus pragmatique
- 7.3 La distribution des produits de substitution
- 7.4 Une politique officiellement différente
- 7.5 Des soins accrus et un rôle plus important dévolu aux généralistes
- 7.6 Conclusion
7.1 Introduction
Dans le chapitre précédent, nous avons cité le rapport Henrion, selon lequel les développements survenus ces 25 dernières années sur le plan de la politique sociale et de la politique sanitaire étaient passés outre aux soins de santé. Un système amélioré de sécurité sociale, un meilleur accès aux hôpitaux, une décentralisation des soins et une solidarité accrue, autant de progrès dont n'a pas bénéficié le traitement de la toxicomanie. Le rapport Henrion traduit cette situation comme suit: "la toxicomanie est restée isolée dans le paysage de la solidarité".
Les années quatre-vingt-dix allaient saluer une évolution de cette situation, la France s'étant enfin décidée à remettre en question le système appliqué en matière de toxicomanie. Le livre Drogues, le défi hollandais, des Belges Isabelle Stengers et Oliver Ralet, et qui porte un regard critique sur la politique française et ses antécédents, a donné une première impulsion à ce mouvement. Peu à peu, un contre-courant est apparu en France, regroupant notamment des sociologues favorables à une politique de réduction des risques et à l'application de programmes de méthadone. Ce nouveau courant plaidait pour une approche plus pragmatique du problème de la drogue, au lieu du système français traditionnel, axé sur l'abstinence. Pour les psychiatres, désormais confrontés à la concurrence d'autres secteurs, l'émergence de ces nouveaux courants et conceptions concernant l'usage de drogue et la toxicomanie a signifié la perte progressive de leur suprématie. A l'heure actuelle, il existe deux courants principaux: l'ancien courant, traditionnellement hostile aux mesures de réduction des risques, et le nouveau, favorable à une réduction de ces risques, regroupé au sein de l'organisation de coordination "Limiter la casse".
En 1993, le gouvernement français allait lui aussi changer son fusil d'épaule. Jusqu'alors, la politique française en matière de drogue était effectivement axée sur l'abstinence ou, ainsi que le décrit le rapport Henrion, "une politique de lutte contre la toxicomanie, fondée sur l'idée qu'il ne faut surtout rien faire pour faciliter la vie des toxicomanes (...)".[235] Cette nouvelle politique s'inscrivait dans le sillage du lobby constitué par le contre-courant favorable à une politique de réduction des risques, et qui mettait en accusation les répercussions sanitaires de la politique appliquée jusque là. La prise de conscience des conséquences de cette politique, décrite dans le rapport comme "une catastrophe sanitaire et sociale",[236] a finalement incité le gouvernement à adopter des mesures de réduction des risques, notamment un échange accru des seringues, ainsi qu'une extension des programmes de méthadone et autres produits de substitution. N'oublions pas non plus qu'en France, le problème du sida est en partie responsable du revirement subi par la politique de la drogue. Du fait de l'absence d'une politique sanitaire digne de ce nom, la France était en effet, en nombre absolus, le pays de l'Union européenne qui comptait le plus grand nombre de cas de sida, les toxicomanes par voie intraveineuse constituant la majorité des cas.[237]
Le présent chapitre débute par une description de la volte-face opérée par la politique en France. Ensuite, nous nous pencherons sur la distribution de produits de substitution. Les possibilités offertes en la matière par la politique officielle étant limitées, les médecins ont décidé de prendre les rênes et de prescrire des opiacés légaux aux toxicomanes, une pratique illégale et pouvant mener à la suspension. Dans le paragraphe suivant, nous donnerons un aperçu de la nouvelle politique officielle en matière de drogue, politique axée sur la réduction des risques. L'extension de la distribution de méthadone et de Subutex (buprénorphine) constituent une part importante de cette politique. Paradoxalement, dans le cadre de cette politique, un rôle de plus en plus grand est dévolu aux médecins généralistes.
7.2 Un revirement en faveur d'une approche plus pragmatique
Durant les années quatre-vingt-dix, les psychiatres, les intervenants en toxicomanie, allaient devoir renoncer à leur position de monopole sur le traitement de la toxicomanie. Si ceux-ci s'étaient en effet toujours opposés à une approche pragmatique, notamment axée sur les programmes de méthadone et l'échange de seringues, le mouvement apparu au cours de cette décennie défendait précisément ce type d'approche.
Les Belges Stengers & Ralet ont en quelque sorte ouvert la voie à ce nouveau courant. Dans leur ouvrage Drogues, le défi hollandais, paru en 1991, ils mettaient en effet le doigt sur le point sensible de la politique française en matière de drogue. Les deux auteurs ont en quelque sorte ouvert une brèche dans le consensus français qui régnait à l'époque, concernant le bien-fondé de la politique menée jusqu'alors. Par la suite, divers acteurs ont joué un rôle dans la mise en oeuvre de la nouvelle politique.
Les psychiatres n'ont pas hésité à qualifier ce nouveau courant de "militant", faisant ainsi allusion à la dévotion avec laquelle certains se prononçaient en faveur d'une politique de "réduction des risques". Le mouvement s'est regroupé au sein de l'organisation de coordination Limiter la casse, créé en 1992 au départ de diverses organisations, notamment AIDES, qui se consacre au problème du sida, l'association de toxicomanes Association d'usagers de drogue (ASUD), l'organisation médicale Médecins du Monde et divers centres d'aide. Limiter la casse a mis sur pied un lobby, afin d'obtenir la mise en oeuvre d'une politique de réduction des risques. Les figures clés de l'association étaient le médecin Bertrand Lebeau, de Médecins du Monde, et Anne Coppel, sociologue et, entre-temps, promue responsable de Limiter la casse.
Patrick Aeberhard, président d'honneur de Médecins du Monde a su convaincre Bernard Kouchner, ministre de la Santé et de l'Action humanitaire, de la nécessité d'opter pour une politique différente, plus pragmatique. Si Kouchner n'est pas arrivé à la mise en oeuvre d'une telle politique, il a néanmoins donné une première impulsion à celle-ci.
Les paroles prononcées par Kouchner, en janvier 1993, lors du discours d'ouverture du congrès Trivilles, consacré au sida et à la toxicomanie, donnent une idée des difficultés auxquelles le ministre s'est trouvé confronté dans sa volonté de modifier la politique.[238] Tout d'abord, on peut lire dans la préface du rapport du congrès, rédigée par Patrick Aeberhard, que le projet d'un congrès consacré au sida et à la toxicomanie existait depuis longtemps déjà, mais que celui-ci n'a pu être organisé qu'une fois Kouchner devenu ministre de la Santé. Avant cela, en tant que secrétaire d'Etat à l'action humanitaire, et soumis à l'autorité du premier ministre, il ne disposait pas des moyens nécessaires.
Kouchner a entamé son discours d'ouverture en admettant ouvertement que la France était en retard sur le plan de la réduction des risques dans le domaine de la toxicomanie. Il a qualifié la politique française d'hypocrite et jugé scandaleux le fait que la France n'ait pas mis en oeuvre les mesures nécessaires, notamment l'échange de seringues et la distribution de méthadone. Kouchner signale d'ailleurs que dans la pratique, l'échange de seringues ne fonctionne pas parce que la gendarmerie attend les toxicomanes à la sortie des pharmacies; quant à la distribution de méthadone, il se demande avec désespoir pourquoi les spécialistes français ont refusé de coopérer, alors que leurs homologues étrangers avaient pu ainsi aider des centaines de milliers de personnes. Kouchner confie qu'en tant que ministre de la Santé, il est allé de surprise en surprise. Il a voulu par exemple autoriser la distribution de méthadone, mais s'est rapidement rendu compte que sa liberté d'action était limitée. Selon Kouchner il fallait donc aller acheter la méthadone aux Pays-Bas: "(...) pour sauver nos enfants du sida, pour qu'ils ne meurent pas, ce qui échappe aux fonctionnaires jusqu'au jour où l'un de leurs proches est contaminé".[239] Kouchner rappelle qu'il fallait aller chercher la méthadone aux Pays-Bas et affirme que si, deux siècles plus tôt, Voltaire avait été contraint de se rendre à l'étranger pour voir ses textes imprimés, à l'heure actuelle, la France souffrait du même retard sur le plan de la réduction des risques.[240]
Par la suite, Anne Coppel a écrit que le congrès Trivilles avait marqué un sérieux revirement. Elle fait observer qu'avant cette date, le concept de réduction des risques n'existait pas en France. Grâce au congrès Trivilles, la France a découvert le système sanitaire britannique et pris conscience qu'il existait des alternatives valables à la politique appliquée jusqu'alors.[241] Mais une fois de plus, Kouchner n'a pas pu concrétiser cette nouvelle politique, ce qu'il attribue au fait que la loi n'autorisait pas la mise en oeuvre de programmes de méthadone à grande échelle.
Outre les obstacles juridiques qui, à l'époque, empêchaient la distribution de méthadone à grande échelle, les sérieuses divergences entre Kouchner et certains collègues ministres concernant la politique à suivre ont également joué un rôle non négligeable. Ces divergences débouchèrent en décembre 1992 sur un conflit ouvert entre Kouchner et le ministre de l'Intérieur, Quilès. Lors de la présentation de son plan contre la drogue (le plan Broussard), ce dernier avait en effet déclaré une véritable guerre aux drogues. Kouchner s'est déclaré hostile à cette politique et a demandé au premier ministre Bérégovoy d'intervenir.[242] Incapable de convaincre totalement le gouvernement d'adopter une politique de réduction des risques, Kouchner s'est publiquement prononcé à plusieurs reprises en faveur d'une politique de ce type, s'efforçant ainsi de mobiliser l'opinion publique. Il a également fait appel aux médecins, plus précisément aux généralistes, afin que ceux-ci se mobilisent pour venir en aide aux toxicomanes. Cette dernière déclaration a eu lieu en janvier 1993, lors d'une assemblée de l'organisation médicale, le Conseil de l'ordre national des médecins, et Kouchner a d'ailleurs répété son argumentation le lendemain à la télévision.[243]
Kouchner souhaitait que les généralistes s'impliquent davantage, tant au niveau de la prévention qu'au niveau du traitement de la toxicomanie. Il déplorait en outre que les généralistes aient si peu d'expérience en ce qui concerne la distribution de produits de substitution (comme la méthadone). Ainsi que nous l'évoquerons plus loin dans ce chapitre, au moment où Kouchner prononçait ces paroles, la France disposait en tout et pour tout de 52 places de traitement à la méthadone.
Par la suite, les généralistes allaient effectivement jouer un rôle plus important au niveau du traitement de la toxicomanie, mais comme on le comprendra à la lecture des paragraphes suivants, ce processus ne s'est pas déroulé en souplesse.
7.3 La distribution des produits de substitution
Suite aux expériences positives consenties par la méthadone aux Etats-Unis, dès 1973, la France a autorisé la prescription de méthadone. Cette prescription présentait un caractère expérimental et avait lieu sur une échelle réduite. Quatre centres ont été autorisés à prescrire de la méthadone: à Marseille, l'Intersecteur, à Paris, les hôpitaux Marmottan, Ferdinand-Widal et Saint-Anne. Seuls les deux derniers ont commencé à prescrire réellement -à petite échelle- de la méthadone. Les deux hôpitaux proposaient un programme de 20 places, ce qui porte à 40 le total des places de méthadone de Paris, et donc de la France.
En 1990, un troisième centre, également à Paris, a ouvert ses portes: Saint-Germain-Pierre-Nicole. Dans ce centre, 12 places ont été créées, ce qui a porté à 52 le nombre de places réservées au traitement à la méthadone. La situation est demeurée inchangée jusqu'en novembre 1993. Jusqu'à cette date, la France ou, plus exactement, Paris, comptait donc 52 places pour un traitement de ce type.
Un sérieux débat a été nécessaire avant que l'on ne se décide à adopter des programmes de substitution à grande échelle. Les raisons de ces tergiversations ont déjà été évoquées au chapitre précédent; la principale était bien entendu l'hostilité des intervenants en toxicomanie à la distribution de méthadone.
Le psychiatre Francis Curtet, actif dans le secteur du traitement de la toxicomanie et ex-président de l'Association nationale des Intervenants en toxicomanie (ANIT) s'est par exemple déclaré opposé aux programmes de méthadone: "Je ne peux accepter qu'on laisse les gens se droguer sous prétexte de combattre le sida".[244]
La position des spécialistes impliqués dans ce secteur ressort également d'un incident qui s'est produit en 1992. Le 9 septembre de cette année, le journal Le Monde publiait l'article d'un groupe de médecins, intitulé "Le repère du toxicomane". L'article appelait les médecins à se mobiliser afin de pouvoir prescrire des produits de substitution aux toxicomanes. Deux semaines plus tard, le 23 septembre 1992, Le Monde publiait la réaction commune de l'Association Nationale des Généralistes en Toxicomanie (G&T) et de l'Association Nationale des Intervenants en Toxicomanie (ANIT). A l'époque, cette dernière association s'occupait du traitement de la toxicomanie. La réaction des deux organisations s'énonçait comme suit: "Prescrire des opiacés à un toxicomane, ce n'est pas l'écouter, ce n'est même pas entendre son symptôme, mais c'est le conforter dans la toute puissance du produit puisque ce dernier parvient par exemple à transformer le médecin en dealer légal".[245] Quelques mois plus tard, Jacques Chirac affirmait que "La généralisation des expériences de substitution de la méthadone aux drogués paraît être la porte ouverte à la libéralisation de l'usage de drogues".[246]
Par son refus d'adopter des programmes de substitution et une politique globale de réduction des risques, la France a fait figure d'exception européenne.[247] La gamme restreinte de programmes de méthadone donne toutefois une image quelque peu faussée de l'importance réelle d'utilisation de produits de substitution. En effet, ainsi que précisé au chapitre deux, il existe en France plus de 100 préparations à la codéine en vente libre dans les pharmacies, préparations utilisées par les toxicomanes aux opiacés comme substitut de l'héroïne. La plus connue de ces préparations est le Néocodion, un produit contre la toux qui est vendu 12 francs (une boîte de 20 comprimés) en pharmacie. Chaque année, quelque onze millions de boîtes sont ainsi vendues, et dans 95% des cas, il n'est pas question d'indication médicale. En d'autres termes, ces comprimés sont utilisés en temps de crise par les toxicomanes pour remplacer l'héroïne. Il n'est pas rare qu'un héroïnomane "s'envoie" le matin deux boîtes de Néocodion. Il arrive également que le Néocodion soit utilisé par des individus désireux de se passer complètement de l'héroïne, auquel cas la quantité journalière de Néocodion peut atteindre dix boîtes.[248] Le mode d'utilisation d'un produit comme le Néocodion l'assimile quelque peu à la méthadone; le produit ne suscite aucune euphorie, mais sert uniquement de substitut à l'héroïne. Personne n'ignore que l'antitussif est utilisé dans ce but par les toxicomanes aux opiacés. On peut donc parler ici de produit de substitution toléré.
Par ailleurs, depuis pas mal de temps déjà, à savoir la fin des années quatre-vingts, des généralistes et des médecins spécialisés en toxicomanie prescrivent des opiacés -légaux- aux toxicomanes. Les produits les plus courants sont la buprénorphine (Temgésic) et le sulfate de morphine (Skenan et Moscontin).[249] La prescription de ces produits, qui sont en fait des analgésiques, n'est pas autorisée officiellement. On ignore donc le nombre précis de personnes se voyant prescrire des produits de substitution par cette voie. Le comité de suivi médical a pu "retracer" dans la région parisienne quelque 1.500 personnes auxquelles on prescrivait ce type de produit.[250] Sur base de ce chiffre, on peut en déduire qu'il s'agit d'environ 4.000 personnes pour l'ensemble de la France.
Jean Carpentier est le plus célèbre médecin ayant prescrit des opiacés aux toxicomanes. En 1988, il a commencé à prescrire des opiacés dans son cabinet médical, de concert avec sa collègue Clarisse Boisseau. Au fil du temps, les deux médecins ont créé une formule axée non pas tant sur l'abstinence que sur la stabilisation des toxicomanes, un contrat étant conclu avec le toxicomane afin que celui-ci se limite à la dose convenue. En 1992, le cabinet de Carpentier et Boisseau a commencé à être "envahi" de toxicomanes. Non seulement les clients envoyaient leurs amis, mais les médecins eux-mêmes leur envoyaient des patients toxicomanes, ainsi que des pharmaciens désireux de se débarrasser de clients difficiles. Même la police leur envoyait de jeunes délinquants.251
A la longue, la moitié de leur clientèle consistait en toxicomanes, et ils ont été contraints de confier une partie de ceux-ci à d'autres généralistes. Ce mouvement a donné naissance au réseau de médecins REPSUD, regroupant des médecins (généralistes) spécialisés dans les soins aux toxicomanes.[252]
La prescription de ces produits aux toxicomanes a suscité des débats pour le moins houleux dans le monde médical. Les médecins prescrivant ces produits ont été traités par les autres médecins de "fournisseurs de drogues" ou de "dealers en blouse blanche". Le Conseil national de l'ordre des médecins a voulu cesser la prescription non réglementaire d'opiacés aux toxicomanes et a donc décidé de créer des règles plus strictes.
En automne 1992, la prescription d'opiacés a été limitée. Les médecins ne pouvaient plus en effet utiliser les ordonnances médicales usuelles, mais un "carnet à souches" spécial, dès lors qu'il s'agissait de produits enregistrés comme des stupéfiants. A partir de ce moment, les pharmaciens n'ont plus pu vendre ces produits que si l'ordonnance provenait du carnet (spécial). Les divisions départementales de l'Ordre des médecins étaient chargées de la diffusion du carnet à souches, mais les exemplaires distribués étaient insuffisants pour que les médecins prescrivent les quantités d'opiacés auxquelles ils étaient habitués. C'est pourquoi, concrètement, l'introduction de ce carnet à souches spécial a restreint la prescription d'opiacés par les médecins.
Les médecins Carpentier et Boisseau, dont la clientèle consistait en nombreux toxicomanes, "contournèrent" les règles plus strictes en réclamant de plus grandes quantités (boîtes) de Temgésic au moyen d'une seule ordonnance spéciale. Les toxicomanes pouvaient ensuite obtenir très facilement du Temgésic chez ces médecins.[253] L'inspection médicale eut vent de l'affaire et finalement, les deux médecins furent condamnés par le Conseil national de l'ordre des médecins pour prescription non réglementaire d'opiacés. Finalement, en décembre 1994, les deux médecins se sont vu retirer le droit d'exercer durant un mois. La décision de l'organisation médicale a fait couler beaucoup d'encre et suscité un ardent débat sur la toxicomanie, les produits de substitution et le rôle des médecins dans ce domaine.
Face à l'interdiction temporaire du droit d'exercer de Carpentier et Boisseau, de nombreux médecins ont rédigé une déclaration de solidarité. Imprimée dans Le Monde et Libération, cette déclaration a été signée par plusieurs centaines de médecins. Dans la déclaration, les signataires déclarent notamment que le cadre réglementaire régissant la prescription de produits est insuffisant, et protestent contre l'absence d'un cadre légal, ce qui les contraint à enfreindre un règlement inadéquat.[254] En outre, la suspension de Carpentier et Boisseau a conduit à l'occupation du bureau régional (Ile-de-France) de l'Ordre des médecins, responsable de ladite suspension.
En juin 1994, quelques mois avant la condamnation de Carpentier & Boisseau, la faculté de pharmacie de Châtenay-Malabry avait accueilli une conférence de consensus, organisée par la DGLDT, sur les produits de substitution. Lors de cette conférence, la méthadone avait été officiellement désignée comme un médicament par les conseils nationaux de l'Ordre des médecins et l'Ordre des pharmaciens. Une telle déclaration marquait un tournant décisif. D'autres opiacés, notamment le Temgésic, n'étaient toutefois toujours pas considérés comme des substituts à l'héroïne ou des médicaments pour les toxicomanes.
Selon les règles en vigueur à l'époque, les médecins pouvaient donc toujours être blâmés pour la prescription aux toxicomanes d'un opiacé comme le Temgésic. Après l'affaire Carpentier/Boisseau, cette habitude s'est toutefois peu à peu perdue. Officiellement, la prescription d'opiacés comme le Temgésic, le Skenan et le Moscontin n'est sans doute pas autorisée, mais dans la pratique, une espèce de politique de tolérance s'est peu à peu développée.
Eu égard à la mise en oeuvre de la politique de substitution, le Conseil national de l'ordre des médecins a joué un double rôle. En effet, malgré l'autorisation finalement accordée à la méthadone et la tolérance de la prescription d'autres opiacés, l'organisation n'a rien fait pour favoriser l'évolution de la situation. Pour commencer, l'organisation a défini des règles plus strictes eu égard à la prescription d'opiacés en introduisant à cet effet un carnet spécial d'ordonnances. Pour les médecins, il s'agissait là d'une restriction des possibilités de prescription d'opiacés. Une fois les carnets spéciaux épuisés, l'organisation a fait traîner la réimpression de ces carnets. Cette nouvelle réglementation a conduit un certain nombre de médecins à se soustraire à la loi, ce qui n'a évidemment pas plu à l'organisation, pour preuve la suspension de Carpentier et Boisseau. La politique appliquée par le Conseil National de l'Ordre des médecins allait en fait à l'encontre de la politique devenue entre-temps officielle. En effet, un an plus tôt, en 1993, le ministère français de la Santé avait officiellement adopté une politique de réduction des risques, dont l'extension des programmes de substitution constituait l'un des piliers.
7.4 Une politique officiellement différente
En elles-mêmes, les possibilités d'adoption de mesures préventives existaient depuis longtemps déjà en France. En 1987, les pharmaciens ont notamment été autorisés à vendre des seringues. Toutefois, cette autorisation s'est durant longtemps heurtée à une série de complications, notamment le fait que toutes les parties impliquées, ou censément impliquées, dans l'exécution de la politique, n'étaient pas toujours disposées à coopérer. Ainsi par exemple, il a fallu attendre un certain temps avant que les toxicomanes ne puissent réellement acheter des seringues en pharmacie. Une partie des pharmaciens ne désiraient pas collaborer à la nouvelle politique, probablement parce qu'ils étaient peu désireux de se retrouver avec des "clients difficiles" comme les toxicomanes. L'autre raison expliquant le mauvais fonctionnement de la vente libre de seringues a déjà été évoquée. Régulièrement, les héroïnomanes ayant acheté une seringue en pharmacie étaient attendus à l'extérieur par la police ou la gendarmerie, et appréhendés. Le simple fait de se trouver en possession d'une seringue est en effet suffisant pour justifier une interpellation. Ce problème peut être attribué à l'opposition presque "traditionnelle" entre le ministère de l'Intérieur et le ministère des Affaires sociales ou de la Santé publique. Traditionnellement, en politique française, c'est ce dernier ministère qui a toujours eu le dessous.
Malgré les bonnes intentions de Kouchner, ce n'est pas sous son administration, mais bien sous celle de ses successeurs, la ministre Simone Veil et le secrétaire d'Etat Philippe Douste-Blazy, que le ministère français de la Santé est officiellement passé à une politique de réduction des risques. Cette transition a eu lieu en automne 1993, sous le gouvernement Balladur.
En juin 1993, le secrétaire d'Etat à la santé Douste-Blazy a expliqué que l'émergence du problème du sida avait modifié le regard que l'on portait jusque là sur les toxicomanes. Il ne s'agissait plus simplement de les traiter, mais d'éviter qu'ils ne deviennent séropositifs, dans la mesure où ils constitueraient alors un réel danger pour la santé publique. A cet effet, il convenait non seulement de mettre sur pied des programmes d'échange de seringues, mais également des programmes de substitution. La politique qui serait appliquée, toujours selon Douste-Blazy, consistait à limiter les risques de contamination. Par ailleurs, Douste-Blazy a admis lors de l'interview que la France ne disposait pas d'une politique de santé publique.[255]
Le 21 septembre 1993, le premier ministre Balladur présentait la nouvelle politique de la drogue du gouvernement: le Plan Gouvernemental de Lutte contre la Drogue et la Toxicomanie. Avec ce plan, le gouvernement faisait un premier pas -timide- vers une politique de réduction des risques. Le plan permettait d'accroître le nombre de places de méthadone, en le portant à 269. Le nombre de centres fournissant de la méthadone a été accru de neuf, ce qui portait le nombre total de ces centres à douze. Simultanément, trois projets pilotes d'échange de seringues ont démarré, dans le département Seine-Saint-Denis, à Marseille et à Paris (sous la férule de Médecins du Monde). Par ailleurs, trois centres d'accueil pour toxicomanes accessibles à tous ont ouvert leurs portes, notamment La Boutique, à Paris. Enfin, le plan prévoyait une extension du nombre de sites de post-cure et des fonds ont été libérés pour la prévention. Concernant cette dernière, le gouvernement a notamment décidé de lancer une campagne nationale de prévention.[256]
En 1993 et 1994, le gouvernement est allé plus loin, développant une politique de la drogue axée sur la réduction des risques. Dans le Premier bilan du plan de lutte contre la drogue présenté en mars 1994 par le ministère des Affaires sociales, de la Santé et de la Ville, de nouvelles mesures faisaient leur apparition. Le rapport commence par constater que les soins sont insuffisants. A peine 50% des toxicomanes sont en contact avec les soins, dont sont privés les toxicomanes les plus marginalisés. Par ailleurs, le rapport signale que la situation dramatique de la population des toxicomanes eu égard à la contamination par des maladies infectieuses (25%-30% de HIV, 70% d'hépatite C) nécessite la mise en oeuvre d'une politique active de limitation des risques. En outre, le rapport énumère les avantages de la distribution de méthadone, en ajoutant que celle-ci doit être élargie. Non sans une certaine fierté, le bilan fait le point des résultats déjà obtenus; il signale en l'occurrence qu'en dix mois de temps, on a davantage progressé qu'en dix ans. Au cours de cette période, la nouvelle politique a permis de concrétiser ce qui suit:
- Six "dispensaires de vie", accessibles à tous pour toxicomanes
- Seize programmes d'échange de seringues[257]
- 525 places de méthadone
- 1.000 lits de sevrage dans les hôpitaux
- Création de dix réseaux toxicomanie-ville-hopital.
En mars 1994, le ministère des Affaires sociales, de la Santé publique et de la Ville a pris diverses initiatives, sous la houlette de Simone Veil, ministre, et du secrétaire d'Etat Philippe Douste-Blazy. Le premier jour de ce mois, Madame Veil a désigné la Commission des traitements de substitution. Cette commission était chargée de coordonner la mise sur pied de nouveaux centres spécialisés pour toxicomanes, centres habilités à fournir de la méthadone. Simultanément, la commission devait rédiger un protocole relatif à la distribution de produits de substitution. Au moment de désigner la commission, Madame Veil a souligné la nécessité d'élargir la distribution de produits de substitution. "Nous devons faire face à une situation aggravée, avec tous les moyens, pour réduire les risques de contamination des toxicomanes. (...) Nous ne pouvons plus ignorer l'existence du sida dans nos stratégies de prise en charge. C'est notre devoir, notre obligation. Il est indispensable de jeter un autre regard sur les drogues de substitution pour ceux qui se révèlent inaptes à réagir aux traitements classiques."[258]
Le sept mars 1994, le ministère des Affaires sociales, de la Santé et de la Ville a émis une circulaire relative à l'extension des programmes de méthadone. Le secrétaire d'Etat Douste-Blazy indique dans cette circulaire que dans le cadre des soins aux toxicomanes, le développement ultérieur des programmes de méthadone était prioritaire en 1994. Alors que le nombre de places de méthadone avait déjà été porté à 525, Douste-Blazy s'est fixé pour but de porter ce nombre à 1.000 d'ici la fin de 1994. En 1995, le nombre de places devra encore être accru. Des fonds ont été libérés pour l'extension des programmes et les centres de soins spécialisés ont été invités à se manifester.
Dans une lettre, datée du neuf mars 1994, Simone Veil annonce sa mission à Roger Henrion, qui a déjà accepté à l'époque la présidence de la Commission de réflexion sur la drogue et la toxicomanie. La commission Henrion devra étudier dans quelle mesure la politique en vigueur donne toujours satisfaction face à l'évolution des faites et des pratiques.
Il a fallu près d'un an avant que la commission ne termine le rapport. Pour commencer, il a fallu pas mal de temps avant que l'on ne s'accorde sur la composition de la commission. Finalement la commission -bientôt désignée comme la commission des sages- a été constituée de gens issus de divers horizons, tant des personnes travaillant sur le terrain, notamment des médecins, des commissaires de police et des magistrats, que des personnes étrangères à ce problème et n'ayant donc, en principe, aucun parti pris par rapport au problème en question. Le président lui-même, Roger Henrion, professeur en médecine, était relativement peu familiarisé avec le problème de la drogue. La commission Henrion a effectué un travail approfondi. Un grand nombre de personnes ont été entendues, une partie de ces auditions étant publiques et certaines diffusées en direct à la télévision. Le travail de la commission a duré un an, et durant un an, elle a fait les beaux jours de la presse. Le déroulement de l'opération démontrait qu'il s'agissait là d'un réel problème de société.
Sur un certain nombre de points, la commission n'a pu se mettre d'accord, notamment concernant la dépénalisation de l'usage de drogue et la possession de petites quantités de drogue. Une faible majorité de la commission -neuf contre huit- s'est prononcée en faveur de la dépénalisation de l'usage du cannabis et de la possession de petites quantités de cannabis.[259] Concernant la dépénalisation d'autres drogues que le cannabis, la proportion des voix était exactement inversée -neuf contre huit. De nombreuses (autres) conclusions de la commission ont déjà été analysées dans ce rapport et nous allons brièvement citer quelques-unes des conclusions générales.[260]
- La commission juge peu réaliste une politique axée sur l'éradication totale des drogues. Le véritable enjeu de la politique de la drogue est de tenter de "vivre avec" au moindre coût en termes sanitaires et sociaux.
- La politique de lutte contre la drogue doit privilégier la prévention. Etant donné qu'il est difficile de traiter les toxicomanes, il s'agit d'éviter que les gens ne le deviennent. Seule une politique de prévention peut en fin de compte faire chuter le nombre de toxicomanes.
- La politique à l'égard des toxicomanes doit avoir pour objectif et pour principe les refus de l'exclusion. La politique appliquée jusque là (surtout ne rien faire qui facilite la vie des toxicomanes) a provoqué des catastrophes sanitaires et sociales. Il est donc urgent de rompre avec cette logique de l'exclusion tant pour améliorer la santé des toxicomanes que pour les aider à sortir de la toxicomanie.
- Malgré la division concernant la question de la dépénalisation, la commission se prononce à l'unanimité pour une réforme de la loi du 31 décembre 1970.
En outre, la comission signale les avantages liés à la distribution de méthadone. Si cette distribution ne met pas fin à l'usage de drogue par voie intraveineuse, elle autorise néanmoins des contacts avec la population des toxicomanes, ce qui permet de mettre en place des mesures de prévention mieux ciblées. C'est pourquoi, la commission souligne que l'efficacité de la distribution de méthadone dans le cadre de la lutte contre la propagation du sida dépend de son accessibilité. Celle-ci est notamment importante pour les héroïnomanes qui ne sont pas encore prêts à interrompre leur consommation. Pour ce groupe d'utilisateurs, le mesage de la prévention, joint à la distribution de méthadone, revêt une importance cruciale.[261]
Le rapport de la commission Henrion a été publié en mars 1995. A de nombreux égards, il confirmait les tendances qui étaient en train de se dessiner. Les instances responsables avaient en effet déjà pris conscience des avantages des programmes de méthadone, lesquels faisaient l'objet d'un développement ultérieur.
En juin 1994, le ministère des Affaires sociales, de la Santé et de la Ville a présenté un nouveau plan: La réduction des risques infectieux chez les toxicomanes. Pour la première fois, un document politique relatif à la politique de la drogue était officiellement axé sur la réduction des risques. Le plan consistait en dix mesures, parmi lesquelles 25 nouveaux programmes d'échange de seringues, une extension ultérieure du nombre de places de méthadone, qui atteignaient ainsi 1.625 places, et l'ouverture de neuf (nouveaux) "boutiques". Simultanément, la circulaire autorisait l'achat en pharmacie d'une trousse de prévention contenant deux aiguilles stériles et un produit désinfectant, le tout pour cinq francs. La circulaire indique en outre que ces mesures ne sont pas décisives, et qu'à côté de la méthadone, d'autres produits doivent être pris en considération, notamment la buprénorphine.
Le 11 janvier 1995, le ministère des Affaires sociales, de la Santé et de la Ville a émis une nouvelle circulaire, stipulant l'extension ultérieure des soins aux toxicomanes. Cette nouvelle mesure implique notamment une extension du nombre de centres d'accueil avec hébergement pour les toxicomanes, davantage de "boutiques" et un développement ultérieur du nombre de places de méthadone. Parallèlement, il s'agit de stimuler les généralistes à prendre en charge les toxicomanes, notamment par la création d'un nombre accru de réseaux médicaux.
Le 15 février 1995, soit un mois plus tard, le même ministère a diffusé une Note d'information parmi les services sanitaires régionaux. On peut lire dans cette note que les services d'inspection des pharmacies constatent une augmentation de la prescription d'analgésiques comme le Temgésic, le Moscontin, le Skenan et le Palfium pour les toxicomanes. Ce phénomène pose problème à une série de pharmaciens, vu les doses élevées prescrites par les médecins et le fait que les indications médicales qui accompagnent ces produits ne sont pas respectées. Pour les raisons susmentionnées, les pharmaciens ont demandé à l'inspection quelle ligne politique il s'agissait de respecter. La Note d'information indique que ces difficultés doivent être considérées comme "inhérentes à la période transitoire actuelle". Tout cela prendra fin dès lors que d'autres produits de substitution, approuvés, seront commercialisés.
A l'époque, le seul produit de substitution légitime pour les toxicomanes était la méthadone. Seuls les centres spécialisés en soins aux toxicomanes étaient toutefois autorisés à prescrire ce produit, après accord du ministère des Affaires sociales, de la Santé et de la Ville. En mars 1995, la méthadone a pu être commercialisée. Cette autorisation, baptisée Autorisation de Mise sur le Marché (AMM), permettait désormais aux centres spécialisés de prescrire de la méthadone sans autorisation spéciale. Cette autorisation a été également réclamée pour la buprénorphine à haute dose (Subutex), afin de mettre fin à la prescription -illégale- de buprénorphine sous forme de Temgésic, ainsi que la prescription d'opiacés comme le Moscontin, le Skenan et le Palfium.
Ce qui précède trouve confirmation dans une circulaire du ministère des Affaires sociales, de la Santé et de la Ville, datée du 31 mars 1995. Cette circulaire stipule qu'à partir de cette date, deux produits de substitution sont mis à la disposition des toxicomanes aux opiacés, la méthadone et le Subutex. L'utilisation dans ce but du dernier produit, précise la circulaire, bénéficiera bientôt d'une autorisation. Concernant la méthadone, la circulaire conseille de ne pas prescrire plus de 100 mg par jour. Elle autorise par ailleurs la prescription de méthadone par un généraliste, à condition que le patient lui ait été envoyé par un centre spécialisé, où il avait déjà reçu ce produit durant un certain temps.
Une fois que l'autorisation sera donnée, la prescription de buprénorphine sera plus simple. Les généralistes ont en effet le droit de prescrire ce produit. La buprénorphine sera commercialisée sous le nom de Subutex, et existera en trois dosages: 0,4, deux et huit mg.
En septembre 1995, le Comité interministériel de lutte contre la drogue et la toxicomanie a présenté, sous l'égide du premier ministre Balladur, un nouveau plan politique relatif à la drogue. Ce plan regroupe un ensemble de mesures préventives, notamment orientées sur les jeunes. Par ailleurs, l'Observatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT) a vu le jour, chargé d'assurer une meilleure collecte de données relatives à l'usage de drogue et aux toxicomanes.[262] Simultanément, le plan prévoit une série d'autres mesures, notamment un accroissement de la recherche, une extension des soins aux toxicomanes et une campagne de vaccination contre l'hépatite B. A terme, le nombre de personnes à prendre en considération pour la distribution de produits de substitution devra se monter à 45.000 individus.[263]
Le dernier développement observé dans ce domaine a été l'introduction, en 1995, de l'autorisation de prescrire du Subutex aux toxicomanes à titre de médicament. En février 1996, ce produit a été commercialisé et à partir de cette date, n'importe quel médecin a été autorisé à prescrire ce produit à un toxicomane aux opiacés.
7.5 Des soins accrus et un rôle plus important dévolu aux généralistes
La politique de la drogue des prochaines années accordera un rôle croissant aux généralistes. Plus que jamais, ceux-ci seront impliqués dans la distribution de produits de substitution comme la méthadone et le Subutex. Dans ce cadre, le rôle joué par un médecin comme Jean Carpentier est pour le moins frappant. Apôtre de la prescription de produits de substitution, ce dernier n'a pas hésité à aller à l'encontre des consignes en vigueur. Vilipendé par certains de ses confrères et suspendu durant un mois, ainsi que son collègue Boisseau, par l'Ordre des médecins, il est aujourd'hui considéré comme un éminent spécialiste dans ce domaine et à ce titre, invité à prendre la parole dans de nombreux congrès. Le congrès organisé le 18 novembre 1995 à la Sorbonne, à Paris, par la caisse d'assurance-maladie Mutualité française, souligne très nettement ce revirement.
La Mutualité française, une des principales caisses d'assurance-maladie de France, se consacre depuis 1994 au problème de la drogue. Sous la direction de Jean-Pierre Davant, la caisse d'assurance-maladie a joué un rôle de pionnier dans la mise en oeuvre d'une -nouvelle- politique de soins pour les toxicomanes, incluant davantage de programmes de substitution et un rôle accru pour les généralistes. En novembre 1995, la Mutualité française a organisé le congrès, La drogue, ça se soigne. Le médecin généraliste face au toxicomane. Comme l'indique le titre, le congrès était dédié au rôle que peut jouer le "médecin généraliste" face au problème de la drogue. La raison pour laquelle la Mutualité française s'est ainsi lancée dans cette bataille apparaît très clairement dans les paroles prononcées lors du discours d'ouverture par Etienne Caniard, au nom de la Mutualité française. Caniard explique que l'arrivée du sida a contraint l'assureur à jouer un rôle plus actif au sein du débat sur la drogue. Caniard déclare que le directeur Davant, conscient du fait qu'un tiers des 150.000 héroïnomanes sont séropositifs, a décidé de prendre une part active à ce débat. Il s'agissait bel et bien d'un problème affectant la santé publique. Caniard poursuit en disant que, pour Davant, les positions dogmatiques de la France sont responsables du retard pris par ce pays en matière de traitement de la toxicomanie.[264] Un an auparavant, lors d'une interview, Davant avait déclaré "en avoir assez d'une santé dépendante des aléas politiques. (...) Une politique de santé publique devrait englober tout cela, y compris la drogue". Davant rappelle qu'avant sa désignation au poste de premier ministre, Balladur avait souligné la nécessité de développer la politique de la santé publique, ce à quoi Davant ajoute: "Aujourd'hui, elle reste à faire".[265] Davant a donc décidé d'opter pour une approche pragmatique, laquelle empruntera trois voies: un meilleur accès aux produits de substitution, le développement d'initiatives au niveau local et un rôle accru pour les généralistes.
Le message global du congrès de la Mutualité française était que l'on s'était "trompé": la politique de la drogue appliquée jusqu'alors ne constituait pas la bonne réponse au problème. Bernard Glorion, président du Conseil national de l'ordre des médecins, qui a pris la parole après le discours d'ouverture, a notamment reconnu que dans ce domaine, l'accent avait trop souvent été mis sur la répression.
Avec humilité, il a exprimé notamment sa reconnaissance envers les personnes qui "ont eu le courage de créer elles-mêmes des réseaux de soins pour les toxicomanes". Roger Henrion a aussi admis que lui-même, avant d'assurer la présidence de la commission, avait adopté le "point de vue classique" sur le problème de la drogue, point de vue essentiellement fondé sur la répression. Depuis, sa commission et lui ont tiré un précieux enseignement des expériences réalisées à l'étranger, notamment aux Etats-Unis, en Belgique et aux Pays-Bas. Auparavant, Henrion avait déjà affirmé qu'en règle générale, les médecins connaissaient mal les drogues et la toxicomanie; entre 1970 et 1991, les facultés de médecine n'ont accordé aucune importance à ces thèmes.
La prise de position de la Mutualité française a suscité une réaction de la part de l'Association nationale des intervenants en toxicomanie (ANIT).[266] Cette organisation de spécialistes chargés des soins aux toxicomanes jugeait que l'on attachait trop de crédit à la distribution de méthadone, sans avoir organisé au préalable de véritable débat à ce sujet. Selon l'ANIT, la méthadone n'était pas la panacée universelle au problème de la drogue. Il est un fait certain que les intervenants en toxicomanie, de tout temps considérés comme les spécialistes dans ce domaine, se sentaient dépassés par les événements. Madame Veil, ministre, s'était en effet déclarée favorable aux propositions de la Mutualité française, sans que l'avis des intervenants ne soit sollicité.
Finalement, en 1994, l'ANIT s'est également prononcée en faveur de mesures de réduction des risques, notamment l'échange de seringues et les programmes de substitution. Précisons à ce sujet qu'ils n'avaient pas vraiment le choix; la nouvelle politique allait en effet en ce sens, ce qui impliquait la mise à disposition de fonds pour l'application de cette politique. Certains intervenants en toxicomanie de l'ANIT se sont toutefois déclarés hostiles aux programmes de méthadone.
L'ANIT n'est pas la seule organisation à avoir changé de point de vue, et ce revirement vaut, dans une certaine mesure, pour l'ensemble du milieu médical. La position du Conseil national de l'ordre des médecins est à cet égard très significative. Si cette organisation défendait au départ le point de vue médical "classique" -une politique axée sur l'abstinence -, à l'heure actuelle, l'ordre se prononce en faveur d'une réduction des risques. En septembre 1995, l'ordre a consacré un numéro spécial de son bulletin à la toxicomanie.[267] Dans l'éditorial, Bernard Glorion écrit que "dans la situation désastreuse qui ne fait qu'empirer, il était nécessaire de réfléchir à et chercher d'autres réponses que celles de la répression ou de l'exclusion." Dans le même bulletin, les avantages, d'un point de vue médical, de la distribution de produits de substitution sont soigneusement étudiés, et le bulletin souligne la nécessité de miser davantage sur cette solution.
Le consensus général qui a prévalu jusque dans les années quatre-vingt-dix au sein du milieu médical, concernant le "bien-fondé" de la politique appliquée jusque là -à savoir ne pas céder à la toxicomanie- a peu à peu fait place à une approche consistant à accepter l'usage de drogue et à mettre davantage l'accent sur la réduction des risques.
Les dépliants de prévention qui existent aujourd'hui témoignent du fait qu'aujourd'hui, l'usage de drogue est acceptée. L'association des usagers de drogue ASUD, l'un des défenseurs de la politique de réduction des risques et membre de Limiter la casse, peut aujourd'hui distribuer des dépliants destinés aux toxicomanes, expliquant comment se piquer sans risques. Autrefois, cela était impensable, parce que la loi n'autorisait pas l'adoption de mesures équivalent à accepter l'usage de drogue ou la toxicomanie.[268] Outre ASUD, l'organisation de lutte contre le sida AIDES distribue également des dépliants de prévention expliquant comment se piquer sans risques.
Les généralistes sont appelés à jouer un rôle croissant dans la distribution de méthadone et de Subutex aux toxicomanes. Le Subutex peut être prescrit par n'importe quel médecin aux toxicomanes aux opiacés. Ceux-ci sont remboursés à 65%, tout comme pour la méthadone.
La prescription de méthadone par les généralistes est par contre soumise à des règles plus strictes. Pour pouvoir prescrire de la méthadone à un toxicomane, il faut que celle-ci ait d'abord été prescrite par un centre spécialisé. Si, après quelques mois de traitement à la méthadone, la personne s'est totalement stabilisée (personnellement, socialement et thérapeutiquement), à sa demande ou à l'instigation de son médecin traitant, cette personne peut être envoyée à un généraliste. Ensuite, un contrat sera conclu entre elle et le médecin, stipulant également dans quelle pharmacie le patient peut se procurer la méthadone.
Si le rôle croissant dévolu aux généralistes dans ce cadre doit être perçu comme positif, cette politique présente quelques inconvénients, essentiellement liés au nombre -provisoirement- restreint de centres spécialisés et de la surcharge à laquelle ceux-ci sont confrontés. Toute personne ayant droit à un traitement à la méthadone doit en effet commencer par suivre durant quelques mois un traitement similaire auprès d'un centre spécialisé. Les listes d'attente sont très longues, et il faudra donc encore pas mal de temps avant que les personnes désireuses de recevoir de la méthadone voient leur demande acceptée.
7.6 Conclusion
C'est dans les années quatre-vingt-dix que la France a commencé à ajuster sa politique en matière de drogue. On a assisté à une véritable volte-face, signifiant la mort d'une politique caractérisée par Alain Ehrenberg comme le triangle d'or abstinence-désintoxication-éradication.[269] En 1993 et, surtout, en 1994, le gouvernement français est officiellement passé à une politique de réduction des risques.
La conversion aux programmes de substitution n'est pas vraiment à mettre sur le compte des spécialistes (psychiatres), responsables durant des années du traitement de la toxicomanie. Le gouvernement n'a pas non plus de véritable responsabilité en la matière, même si certains politiciens ont joué un rôle important. Par contre, les nouveaux courants qui se sont fait jour dans ce domaine ont certainement joué un rôle très actif. Qualifiés au début de "militants", ils ont finalement réussi à obtenir ce qu'ils voulaient.
D'un côté, on trouvait donc le nouveau courant, constitué de diverses organisations, prônant une politique de réduction des risques. Ce mouvement était rassemblé sous la houlette de Limiter la casse. De l'autre, on trouvait un certain nombre de médecins "inspirés" qui, en l'absence de produits de substitution légaux comme la méthadone, prescrivaient de leur propre initiative des produits de substitution, et allaient donc à l'encontre du courant en vigueur. Le plus célèbre de ces médecins est Jean Carpentier. Il a pris de son propre chef l'initiative de prescrire des opiacés illégaux aux toxicomanes, invoquant son devoir médical d'assistance aux toxicomanes. Carpentier n'était certes pas le seul médecin à agir ainsi, mais il fut l'un des seuls à persister lorsque l'organisation du Conseil national de l'ordre des médecins imposa des restrictions à la prescription de ces produits aux toxicomanes. Jean Carpentier et d'autres médecins "militants" furent vilipendés par leurs confrères et traités de "dealers en blouse blanche". Le Conseil national de l'ordre des médecins a suspendu Carpentier et sa collègue durant un mois, pour prescription non réglementaire d'opiacés.
Les partisans de la prescription d'opiacés aux toxicomanes semblent pourtant avoir gagné la bataille. Sous le gouvernement Balladur, sous la direction de Simone Veil et de son secrétaire d'Etat Douste-Blazy, les mesures de réduction des risques ont commencé à s'imposer. Le nombre de places de méthadone est passé de 52 en 1993 à 525 en 1994 et plus de 1.000 en 1995.
Outre la méthadone, un autre produit, le Subutex (buprénorphine à haute dose) a fait son apparition sur le marché, qui est censé mettre fin à la prescription illégale d'opiacés aux toxicomanes. Dorénavant, le Subutex peut être prescrit par n'importe quel médecin, le patient peut ensuite se procurer le produit en pharmacie et se voit rembourser les frais à raison de 65%. La méthadone par contre ne peut être prescrite par un généraliste. Pour pouvoir prescrire de la méthadone à un toxicomane, il faut d'abord que la méthadone ait été prescrite par un centre spécialisé. Si, après quelques mois de traitement à la méthadone, la personne est totalement stable (sur le plan personnel, social et thérapeutique), à sa demande ou à celle du médecin traitant, elle peut être envoyée chez un généraliste. Un contrat sera ensuite conclu entre la personne et le généraliste, stipulant notamment auprès de quelle pharmacie elle doit se procurer la méthadone. La méthadone est également remboursée à raison de 65% par la sécurité sociale.
Les généralistes sont appelés à jouer un rôle croissant eu égard à la distribution de produits de substitution. A cet égard, il est significatif que l'assurance soins de santé la Mutualité française se soit avérée le principal chef de file de ce mouvement. Si le rôle croissant dévolu aux généralistes doit être perçu comme positif, cette politique n'est pas sans inconvénients, notamment liés au nombre -provisoirement- restreint de centres spécialisés et à la surcharge à laquelle ceux-ci sont confrontés. Toute personne désireuse de suivre un traitement à la méthadone doit en effet d'abord subir un traitement de ce type dans un centre spécialisé. Les listes d'attente sont très longues, et il faudra donc encore pas mal de temps avant que toute personne intéressée par ce type de traitement y accède de façon effective. Le plan du gouvernement de septembre 1995 ambitionnait de prescrire des produits de substitution à pas moins de 45.000 opiomanes. La question est de savoir comment arriver à un tel résultat et dégager les moyens financiers nécessaires.